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"Pour Roland", par Bernard PETITJEAN-ROGET

Roland SUVELOR (à droite) et Bernard PETITJEAN-ROGET (à gauche), en présence de Thierry l’ETANG et André LUCRECE

Dans notre société en pleine transformation de l’après-guerre, Roland fut un passeur de lignes, et il vous amenait avec lui, partageant volontiers les amitiés qu’il entretenait dans toutes les classes sociales, ou tous les milieux, comme autant de dons exceptionnels.
Ce texte  a été lu en novembre 2002 à la Martinique dans une salle où il y avait 250 personnes dont Aimé Césaire et René Ménil pour la surprise faite à Roland Suvelor, un grand intellectuel martiniquais. On lui avait fait croire qu’il participait à un colloque, alors que c’était lui la grande figure honorée ce jour-là.
On y parle de l’amitié, de la découverte et du refus par des enfants des formes de ségrégation fondées sur des différences de religion ou des différences raciales.
Ce texte a été publié dans http://pourroland.blogspot.com/2009/02/pour-roland-suvelor-anca-bertrand-et.html et repris par Politique Publiques http://www.politiques-publiques.net/Pour-Roland-Suvelor.html
Pour Roland, Anca et quelques autres
Je ne sais pas si l’amitié se transmet de façon héréditaire, mais en ce qui me concerne, si on me le demandait je serais prêt à en jurer.
Mon ami Roland bien des années avant ma naissance  a été le condisciple  attentif, de (peut être à) ma mère, attentifs ensemble, en tous cas,  aux cours lumineux d’Aimé Césaire en cette toute nouvelle classe d’ hypokhâgne créée durant la guerre. Cette classe fut le précurseur lointain, au même titre que l’institut Vizioz, de l’université telle que nous la connaissons aujourd’hui.
Son chemin a failli aussi croiser très tôt celui de mon père. Mais le destin a voulu que le canonnier Suvelor échappe, aux dires de son adjudant de l’époque,  à la discipline de fer du Capitaine Coq et du Lieutenant Petitjean Roget. Ils se croisèrent un peu plus tard car, comme disait mon père, «  durant cette guerre il avait échappé aux  trous de balles , et aussi à ceux des obus qui comme chacun sait sont encore plus conséquents ».
Quand j’ai connu Roland, j’étais encore tout petit, écoutant aux côtés de mes frères, avec attention les conversations. Nos parents nous autorisaient, nous les enfants, à écouter les « grands » à condition de ne pas mettre notre « gains de sel ». Et ces conversations étaient celles, outre de Roland, de personnes qui m’ont beaucoup marquées, elles avaient nom, le Père Pinchon, Anca Bertand, le Docteur Rose Rosette, Alex Bertrand, et son grand ami Emile Hayot, Guy Dubreuil et quelques autres.
Ils parlaient de gens qu’ils connaissaient  ou avaient connu et qui pour moi étaient de véritables statues, du peintre Marillac, des écrivains André Gide, Aimé Césaire, mais aussi de Balzac, de l’anthropologue Michel Leiris, ou de Claude Lévy Strauss.
Ils parlaient de choses qui nous fascinaient, de l’histoire de ce pays qu’il restait à défricher, des mystérieux habitants Caraïbes et Arawaks, des traditions populaires. Et à propos de la pensée magique ils s’amusaient de l’étonnement  de certains, fraîchement débarqués, voyant les gens d’ici passer sans aucune difficulté de la réalité à la pensée magique, comme on passe du français au créole.
Ils parlaient de peinture, ils parlaient de cinéma, de littérature, de philosophie, parfois de politique, mais ils parlaient surtout de la Martinique, de l’envie qu’ils avaient de véritablement la découvrir, chacun dans les domaines  de ses passions.
Et puis il y avait toujours les anecdotes fameuses et attendues de notre ami Roland. Que d’aventures sur cette « allée des soupirs » aux pieds des tamariniers  aujourd’hui  disparus  de la Savane, ou d’anecdotes sur son ami Roland Théolade.
Je ne me rendais pas compte à ce moment, de  la chance que nous avions, nous les enfants d’assister ainsi à ces moments privilégiés. La présence chez nous et à notre table, d’Alex et Anca Bertrand, de Roland ou des Rose-Rosette, et du Père Pinchon nous paraissaient  aller de soi,  tant nous a été inculquée tôt l’idée qu’il n’y a aucune différence à faire entre les hommes. Ailleurs, si cela ne se passait pas comme chez nous, semblait  un énorme gâchis, une perte de ce qui fait la richesse d’une société, sa diversité.
J’ai raconté un jour à mon ami Roland ce qu’a été pour mon frère Hugues, ici présent et moi, une véritable prise de conscience. Nous avions respectivement  moi 9 ans, lui 7 ans  et la guerre d’Algérie n’avait pas encore commencé.
Un médecin avait diagnostiqué que nous étions tous deux une ménagerie, porteurs de la quasi totalité de tous les parasites que la Martinique aie connue, de la bilharziose aux amibes, en passant par la vaste famille des invertébrés. Il parait que ces petites bêtes ne supportaient pas le changement d’air, et surtout l’hiver. Nous avions donc été envoyés en France pendant un an Hugues et moi.
Nous avons effectué  une traversée en bateau, au cours de laquelle nous nous sommes frottés à des  « english » et des « ponyoil » enfants qui ne parlaient qu’anglais ou espagnol, avec lesquels nous avons fini par constituer une joyeuse bande. Nous avons atterri dans un petit village des Deux Sèvres chez un couple d’amis âgés de nos parents qui n’avaient pas eu d’enfants.
Ce village était à moitié catholique et à moitié protestant. Nous étions catholiques, on nous a orientés vers l’Ecole Libre. Dans ce village nos camarades d’école nous ont demandé, que dis je, nous ont sommé,  de reconnaître d’un simple coup d’œil un catholique d’un protestant, le premier étant fréquentable et pas le second. C’était là chose quasi impossible à nos yeux non avertis. Mais était-ce une question d’œil ?
Hugues et moi, nous en avons discuté dans nos petites têtes d’enfants. Distinguer un blanc d’un noir comme chez nous, va encore, c’est assez facile de faire la différence, encore que pour certain ! Mais faire la différence entre deux fils de paysans poitevins l’un catholique et l’autre protestant alors là c’était vraiment absurde, d’autant que parfois les deux jouaient bien au foot, et c’est ça qui comptait surtout.  Décidé, pour nous, pas de différence, à deux on pourra toujours se défendre si l’un ou l’autre est embêté pour ça. Notre sage décision a été acceptée avec soulagement   par nos parents adoptifs car elle était protestante, et lui catholique.
Mais si c’est absurde  de faire des différences entre les hommes pour la religion, nous sommes nous dit aussi dans nos têtes d’enfants, c’est tout autant absurde d’en faire de même entre blanc et noirs, d’autant que là aussi il y avait de bons joueurs de foot.
Plus jamais nous n’avons accepté  de faire de différence entre les joueurs de foot !!
Ce qui fait que plus tard nous avons vécu sans aucune difficulté ces nombreux passages  successifs  au Collège et au Lycée où nous nous sommes fait autant d’amis parmi les joueurs de foot.
Anca nous a proposé de l’accompagner dans les mornes pour prendre des photos, enregistrer les contes et la musique des mornes, à une période ou certains la critiquait fermement car elle, venue de Roumanie, voulait  renvoyer les martiniquais  dans la barbarie. Nous, nous étions emballés. Nous l’étions au moins autant que d’aller baguer les puffins avec le Père Pinchon, à l’îlet Hardy, ou visiter un marteau de géologue à la main, la savane des pétrifications avec Emile Hayot qui collectionnait  alors les pipes et les cailloux autant que les livres, et même aller à la recherche de « platine » , à manioc bien entendu, avec le Père Petitjean Roget.
Nous étions d’autant plus emballés, que les trouvailles qu’Anca faisait, avec nous comme porteurs de matériel, donnaient lieu à d’épiques discussions, auxquelles plus d’une fois a participé Roland. A cette époque  a été conçu, les revues d’Anca, et sa revue Parallèle. Je ne crois pas me tromper en disant à Line Rose et à Roland, que quelque part les Cahiers du Patrimoine sont un hommage à la clairvoyance de ce précurseur lumineux que fut Anca Bertrand.
La vie, Roland nous a ensuite rapproché dans bien d’autres domaines, l’amour du Cinéma, cette façon de voir un film autrement que comme une « pièce cow boy ». Nous avons eu ici, dans cette salle des discussions épiques dans les années soixante.  Il y eu ici une bataille autour des Carabiniers de Godard, comme ailleurs il y a eu la bataille d‘Hernani. Et j’étais là avec mon amie Edith Kovatz-Beaudoux, qui s’ingéniait en tant qu’anthropologue à prendre ma tribu comme objet d’étude.  Roland imperturbable continuait à nous décrypter au delà des images et de l’histoire racontée dans ces films, le fonctionnement de notre propre société.
Les années de braises, la guerre d’Algérie, a attisé les suspicions  à la Martinique, et puis il y eu la Révolution Cubaine.  Roland était connu comme militant de gauche. Et je dois objectivement dire que cela me fascinait. Que quelqu’un issu de la bonne bourgeoisie  foyalaise, puisse assumer avec autant de sérénité  ses convictions politiques, les exprimer sans haine et sans passion, mais avec conviction, et restant capable d’écouter les autres, bref de vivre cet humanisme que jusque là je n’avais connu que dans les livres, de Montaigne  par exemple. Il y avait là de quoi susciter une grande admiration et un engagement personnel.
Après 1968, des années durant, nous avons discuté Roland, autour d’un verre ou d’une tasse de thé, lors des visites que nous échangions  à Balata chez Henri, chez moi chez les parents, chez toi ou chez l’un ou l’autre de tes amis devenus les miens par la caution morale que tu apportais à mes engagements. Nous avons participé à bien des choses ensemble,  à cette réflexion collective que fut l’aventure de l’Historial, au travail militant au Parti Socialiste, aux réflexions dans des groupes de recherche socialiste. Nous étions tous manieurs de dialectique,  un peu marxiste, tendance « Marx Brothers » tenais tu parfois à nous rappeler.
Cette traversée du demi siècle, j’ai l’impression  de t’y avoir toujours côtoyé. Roland je n’ai jamais eu la chance comme bien d’autres ici d’avoir été ton élève. Mais si j’osais, je dirai que quelque part à te fréquenter et à t’écouter, j’ai eu l’impression d’être devenu l’un de tes disciples.
Et lorsque l’autre jour le 12 novembre à ce procès inique ou je me suis retrouvé avec mon ami, que dis je, « mon complice » Edouard Delepine au Tribunal, et que j’ai vu que tu t’es assis au fond de la salle alors je me suis dit que nous avions avec nous, à nos côté  l’un des hommes les plus respectables, les  plus  extraordinaire de ce pays venu nous apporter son soutien,  et je t’en remercie.
J’aimerais pour terminer emprunter en l’appliquant à l’amitié, cette pensée du « Père Coco » gardien du jardin Desclieux pieusement   recueillie par  toi Roland : « Jeunes gens, qu’est ce que l’eau (l’amitié) ? Prenez l’eau (l’amitié) multipliez  le par le carré de sa puissance abcédaire, l’eau (l’amitié) sera toujours  le même de soi et l’égal de son pareil ». 
Bernard PETITJEAN-ROGET, 16 novembre 2002

2 Commentaires

  1. Emmanuel

    Très beau texte : rappelons-nous que notre histoire est aussi faite de ces « petites » histoires…

  2. yomemoy

    Merci pour cet hommage,
    Il souligne, un danger qui s’empare de notre monde, et singulièrement secoue notre région.
    La perte de la valeur famille, et plus encore de la famille élargie, lieu de transmission, et de réception.
    Cet espace où l’air de n’y toucher, se transmettait, d’abord, l’amour de l’amour, l’amour de l’échange, nourrissant l’amour du savoir.
    Avant d’être lumière, pour les interrogations, et s’enrichir des récoltes du monde, auxquelles donner les premières cohérences…
    Aucunement les autres lieux d’apprentissages, sauf à croiser des figures phares aussi précieuses que rares, ne portent si aisément l’élan qui nous construit.
    On croit parfois perdre des valeurs, alors que souvent c’est le récipient de ces dernières qu’on a laissé filer.
    Dans la famille, on retrouve, les risques qu’une société prend à se scléroser dans la division.
    Le résultat est souvent le même, les richesses qui ont déjà plus de mal à émerger, et à survivre, ne s’additionnent pas ne se complètent pas.
    Ainsi la démarche « Tous creoles » nous invite au choix, de la richesses entretenues de la mise en commun des nuances sur les socles d’un parcours digéré,
    plutôt que la culture des différences qui appauvrit, et tient au ventre une idée impropre de l’autre comme de nous.
    Cette nourriture familiale, a produit de grand hommes comme Roland Suvélor, chacun d’eux racontant son parcours le revendique, et les rencontres marquantes bien que parfois décisives, n’ont eu lieux que grâce aux dispositions en découlant.
    Autre fait marquant, bien que souvent engagés et parfois décisifs, l’évolution et l’enrichissement de leur pensée aboutit toujours à la conclusion d’un devenir ensemble et s’enrichissant les uns des autres.

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