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Observations à Alain MÉNIL, professeur de philosophie

Alain MENIL (Photo ©RADIO FRANCE)

Alain MÉNIL, professeur de philosophie d’origine martiniquaise, est l’auteur d’un monumental ouvrage (675 pages), intitulé Les voies de la créolisation : essai sur Édouard GLISSANT, paru en octobre dernier aux éditions De l’incidence.
Dans son chapitre VII « Créolisation et créolité », et en particulier en ses pages 488 à 491, Alain MÉNIL a cru devoir évoquer notre association « Tous Créoles ! ». Honneur empoisonné, puisque nous avons été vivement interpellés par la teneur des écrits du professeur, qui -sans doute par méconnaissance, d’ailleurs- s’est montré assez peu bienveillant à notre égard. Aussi avons-nous été amenés à lui adresser le courrier de mise au point que vous pourrez lire ici.

Bonjour, Monsieur MÉNIL
(…) Vous imaginez que c’est avec grande impatience que nous avons pris connaissance de votre texte intitulé « Créolisation et créolité » et en particulier de ses pages 396 et 397 qui évoquent notre association « Tous Créoles ! », et qui analysent notamment le discours prononcé lors de notre assemblée générale constituante du 9 novembre 2007.
Après lecture, il apparaît nécessaire de porter à votre connaissance différents éléments visant non seulement à rétablir certaines réalités actuelles, mais également à vous exposer à la fois le fondement de notre action ainsi que nos ambitions.
Préalablement, il est important de vous rappeler que, si notre association est bien évidemment concernée par l’ensemble des problèmes qui se posent au sein de la société martiniquaise, elle n’est certainement pas un organisme représentatif des « Békés », ni leur porte-parole et encore moins leur défenseur ou leur avocat.
L’association « Tous Créoles ! » a été fondée en 2007 (soit près de deux ans avant les fameux événements sociaux survenus en février-mars 2009 à la Martinique), par une soixantaine de personnalités issues de toutes les composantes de la communauté créole antillaise : Noirs, Mulâtres, Indiens, Chinois, Blancs, Syro-libanais, mais aussi des Métropolitains et des Africains ayant adopté depuis longtemps la créolisation comme démarche de vie et de pensée.
Parmi ses membres fondateurs ont peut noter l’implication de personnalités diverses telles que le chirurgien Henri LODÉON, l’écrivain Tony DELSHAM, les chefs d’entreprise Marcel OSENAT et Bernard HAYOT, les universitaires Fred CÉLIMENE et Hector ÉLISABETH, les avocats Danièle MARCELINE et Gérard DORWLING-CARTER, le révérend-père Louis ÉLIE, l’historien Édouard de LÉPINE, le poète Marcel RAPON, l’Indien Camille MOUTOUSSAMY, etc. Puis nombreux sont celles et ceux qui, au fil des mois, et de tous horizons, sont venus rejoindre spontanément ce groupe de départ, dont par exemple le docteur Yves DONATIEN, les artistes Nicole RÉACHE de la Guadeloupe et Catherine THÉODOSE, le journaliste Rodolf ÉTIENNE, ainsi bien sûr que notre amie Nicole DESBOIS.
L’association compte aujourd’hui plus de 200 adhérents cotisants, y compris ceux inscrits auprès d’une section autonome créée en mai 2009 à Paris à l’initiative enthousiaste notamment de Nathalie FANFANT et Béatris COMPÈRE, jeunes Martiniquaises dynamiques, qui a vocation à rassembler les Créoles de l’Hexagone.
« Tous Créoles ! » a pour ambition de participer à l’édification d’une communauté créole solidaire, apaisée et affranchie de tout sectarisme. Par la mise en œuvre d’actions et de gestes symboliques, l’association entend œuvrer afin de permettre à celles et ceux qui composent cette communauté d’apprendre à mieux se connaître et à se respecter, et ce dans leurs différentes singularités. Pour faire de nos différences une œuvre collective.
Pour en venir à votre chapitre « Créolisation et créolité », vous comprendrez aisément que nous ne pouvons approuver la lecture que vous y faites du discours précité du 9 novembre 2007. En effet, vous nous prêtez pêle-mêle l’intention de réécrire notre histoire, de tenter d’établir un équilibre ethnique des responsabilités -ce que vous qualifiez de « commerce équitable » !-, de vouloir minimiser le drame de l’esclavage ; vous pensez en outre que nous perdons notre temps à considérer le passé, plutôt que de nous tourner vers l’avenir…
Lorsque vous écrivez « cette petite minorité qui ce soir-là accueille et invite », nous comprenons que vous prêtez aux seuls Blancs créoles l’initiative de cette assemblée ! C’est oublier que nous étions une bonne quinzaine, ce jour-là, à inviter et accueillir la soixantaine d’amis et relations à cette assemblée constituante : Noirs, Blancs, Mulâtres, Indiens avaient invité et accueillaient leurs amis et relations Noirs, Blancs, Mulâtres, Indiens. D’ailleurs, plusieurs orateurs Noirs, Blancs, Mulâtres, Indiens se succédèrent au micro, chacun –avec sa sensibilité personnelle- exprimant en fait des idées très proches de celles des autres, ce qui était bien normal, tous ayant en commun les mêmes idéaux de partage, d’espoir et de rapprochement. C’est d’ailleurs cette diversité qui fait la force et la richesse de notre association.
Quand nous disons « Dans leur grande majorité, les Martiniquais ont un aïeul qui les a vendus, et un aïeul qui les achetés », selon vous cette assertion aurait pour but de nier « le seul des deux aïeuls que tout métis est en mesure de revendiquer » ! Vous allez jusqu’à dire que cette formule aurait pour intention de rétablir une forme d’équilibre entre les coupables, correspondant à vos yeux à une « transaction » équitable. Il vous a peut-être échappé que l’auteur de cette affirmation est Dereck WALCOTT lui-même, Caribéen prix Nobel de littérature, dont les propos forts et émouvants sur ce sujet constituent un hymne rayonnant à la fraternisation et ne peuvent surtout prêter à quelque manigance que ce soit. Nous reconnaissons cependant que nous aurions dû alors évoquer le troisième acteur de cette terrible histoire : le métropolitain, qu’il soit négociant nantais ou bordelais, roi de France, évêque voire cardinal, rédacteur du Code noir, armateur ou transporteur négrier. Mais ce que WALCOTT et nous-mêmes voulions exprimer, c’est qu’aujourd’hui seuls les descendants d’esclavagistes et les descendants d’esclaves restent dans notre pays-Martinique, et qu’ensemble nous devons tout faire afin qu’ils ne demeurent plus dos à dos, mais se retrouvent côte à côte pour construire un avenir commun.
Vous écrivez non sans ironie : « L’éloge du métissage par le descendant d’une caste qui a fait de sa prohibition sa condition d’existence ne manque en effet pas de sel (…) Qu’un béké mélangé soit chose si rare, qu’il faudrait plutôt en faire l’invité d’honneur de cette étrange soirée, car sitôt qu’il s’est mésallié ou a fauté, nous savons tous qu’il est plutôt mis à l’écart, et comme déclassifié par les siens. » Tout d’abord nous croyons que, culturellement, nous sommes tous des Créoles, peu importe les traits du visage, les cheveux, le nom de famille ou le teint de la peau. À elle seule, votre affirmation traduit une vision figée et dépassée de notre société martiniquaise, tant il est vrai qu’une évolution profonde s’y est opérée, notamment chez les Blancs créoles –qui sont bien loin de constituer une caste- et cela depuis fort longtemps. Sinon, comment expliquer les nombreux métis qui portent de nos jours des patronymes issus de familles blanches, ce qui implique qu’ils aient été reconnus par leurs géniteurs ? Pour actualiser vos informations, citons par exemple : HUYGHUES des ÉTAGES, de FABRIQUE SAINT-TOURS, ASSELIN de BEAUVILLE, de JAHAM, HAYOT, ROY de BELLEPLAINE, CROSNIER de BELLAÎTRE, de FRÉMONT, de VASSOIGNE, etc. Enfin, sachez que la « déclassification » dont vous parlez et qui a pu effectivement exister dans certaines familles est une histoire ancienne, en témoignent les différents mariages ou alliances mixtes d’aujourd’hui, y compris dans ma propre famille.
Et si l’on accepte le concept selon lequel les Blancs créoles d’aujourd’hui seraient les descendants des colons blancs d’origine, comment expliquer que leur nombre ait décliné d’environ 10.000 en 1848, à peut-être 2.000 de nos jours ? Figurez-vous qu’ils se sont « fondus dans la masse » au fil des alliances et mariages successifs évoqués précédemment, d’ailleurs aussi bien avec des métropolitains, qu’avec des Antillais de toutes origines.
En fait, vous avez cédé comme d’autres à la tentation du communautarisme, qui consiste à attribuer à l’ensemble d’un groupe humain les dérives constatées chez l’un ou l’autre de ses membres ; et par conséquent à nier les qualités humaines individuelles ou les convictions personnelles de chaque individu au profit d’un mode de pensée et de comportements qui seraient par atavisme communs au groupe. Il vous faut accepter le fait qu’aucune communauté n’est monolithique, les groupes humains sont toujours hétérogènes et multiples, et les colons blancs et leur « descendance » n’échappent pas à cette règle : ainsi, dès la fin du XVIII° siècle de nombreux propriétaires blancs avaient affranchi leurs esclaves, certains ayant même contracté mariage avec ces nouveaux Libres. En 1838 un certain Louis de LUCY de FOSSARIEU, qui avait affranchi tous les esclaves de son habitation pour en faire des salariés, incitait par des écrits publics ses collègues planteurs à en faire de même. Ce qui n’a pas empêché que des Blancs créoles –deux frères de JAHAM- soient condamnés par la justice en 1845 pour mauvais traitements infligés à leurs esclaves. Quelle diversité d’attitudes dans un groupe socio-ethnique censé se comporter comme un seul homme !
Mais vous avez surtout employé une phrase véritablement insupportable introduisant l’idée d’une banalisation de l’horreur : « …dans l’inconscient de l’orateur (il s’agit de moi !), ce passé lui revient distraitement sous la force des produits du commerce triangulaire, en effet. Ce n’est jamais là que cafés, vanilles, sucres, bambins… ».  Pour ma part, je vous rappelle que depuis 1998 je prends la parole -et la plume- pour exprimer publiquement la nécessité de reconnaître l’esclavage d’hier et d’aujourd’hui comme étant un crime contre l’Humanité. Dans une déclaration solennelle signée par plus de 400 Blancs créoles, et lue en public à Fort-de-France en 2006, nous avons affirmé : « La communauté martiniquaise est née dans l’inhumanité de l’esclavage. Cette sombre période a porté atteinte à la dignité de milliers d’hommes et de femmes, et il en est résulté de grandes souffrances qui marquent encore profondément les Martiniquais de toutes origines (…) » Nous avons procédé à ce témoignage avec sincérité et grande émotion. Et vous croyez réellement que c’est distraitement que j’aurais évoqué ce douloureux passé ? Et que je ne puisse considérer comme une grave offense, le fait d’être accusé d’introduire des bambins –des enfants !- dans une liste de marchandises ?
En conclusion, c’est un bien mauvais procès que vous intentez là, aussi bien à ma personne qu’à notre association. Et il convient d’espérer que seule la méconnaissance a pu vous amener à tenir de tels propos. Aussi, nous ne pouvons que vous inviter à mieux nous connaître, notamment par des rencontres et des échanges sincères et approfondis entre nous, dans un esprit de respect réciproque.
(…) Recevez, cher Monsieur MÉNIL, l’expression de nos salutations respectueuses et bien créoles.

En dépit d’une rencontre qui s’est ensuite déroulée à la Martinique entre les membres de notre Conseil d’administration et le professeur de philosophie, nous avons le sentiment de n’être toujours pas compris par ce dernier. Sans doute la conséquence du fossé intellectuel existant entre ce philosophe diplômé et reconnu, et nous, simples Créoles mortels aux connaissances parfois sommaires ?…
En savoir plus : http://martinique.la1ere.fr/infos/culture/glissant-les-voies-de-la-creolisation_81029.html                                          
http://www.franceculture.fr/oeuvre-les-voies-de-la-creolisation-essai-sur-edouard-glissant-de-alain-menil
http://alexjulesuri.blogspot.com/2011/08/alain-mesnil-la-pensee-de-glissant.html

2 Commentaires

  1. La mise au point était plus que nécessaire. Il est vrai que la philosophie comme la médecine, a beaucoup de drogues, très peu de bons remèdes et presque point de spécifiques disait CHAMFORT…et dans le cas présent notre philosophe devait être sous le coup d’une bouffée de drogue proche de la moquette!

  2. Roger Parsemain

    Juste une remarque pour regretter le final d’Alain Chaumet : « et dans le cas présent notre philosophe devait être sous le coup d’une bouffée de drogue proche de la moquette ». Bien sûr, l’information approfondie et traitée avec rigueur aurait permis approches et échanges plus profitables à chacun. Mais peut-être ai-je tort moi-même. La réponse à Alain Ménil tient bien sa route. Par ailleurs, je me permets seulement le constat suivant : depuis quelques décennies, c’est l’absence, ou tout au moins la minoration, de tout aspect social dans le débat philosophique. Surtout si l’on veut faire carrière médiatique…. Plus abruptement : La lutte des classes c’est fini. Et si un philosophe veut faire carrière, il lui faut abandoner cette vieillerie et faire le héros agité: Bernard-Henri Lévy, André Glucksmann… Surtout n’allons pas jusqu’à dire que ces derniers jouent au Che et Fanon de pacotille. Ce serait, de notre part, comme évoquer une drogue coupée de poussière de…moquette.

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