Blog

Nos pays : des « restavecs » aux domestiques

Yves-Léopold MONTHIEUX

« La bouleversante interview accordée à France-Antilles par Jean-Robert CADET sur l’existence de 300.000 ou 400.000 restaveks à Haïti me conduit à vous adresser les sentiments que m’avait inspirés la parution de cet ouvrage dès 2003 et que l’hebdo Antilla avait bien voulu publier. Je n’avais pas osé dire alors qu’il s’agit d’une forme d’esclavage. C’en est pourtant une. Comment a-t-on pu taire, continuera-t-on de taire en Martinique un phénomène proche de nous et dans un pays aux malheurs duquel les intellectuels et le peuple martiniquais sont particulièrement réactifs ? »

Yves-Léopold MONTHIEUX, le 5 juillet 2012
Notre association avait déjà publié des textes dénonçant cet esclavage « moderne » : “Restavèk” : les petits esclaves d’Haïti en 2012 et évoqué alors Jean-Robert CADET.
Ce texte du chroniqueur Yves-Léopold MONTHIEUX nous donne l’occasion de revenir ici sur ce douloureux sujet qui ne semble pourtant émouvoir personne…
Nos pays : des « restavecs » aux domestiques

Jean-Robert CADET

J’ai lu avec intérêt la présentation faite par Emile DESORMEAUX de l’ouvrage autobiographique de l’écrivain Jean-Robert CADET, « Restavec enfant esclave en Haïti » **. Comme le dit très bien le critique martiniquais, les restavecs étaient en principe à l’origine des enfants issus de familles défavorisées, confiées par leurs parents à des gens plus fortunés, censés, en échange de divers travaux ménagers, les nourrir et les éduquer ».

Restavec (reste avec), le mot est une invitation pressante qui ne traduit pas l’adhésion spontanée de l’enfant à qui on demande de demeurer dans une famille, étrangère par le sang et le rang social auquel son accession n’est pas envisagée. Il tient plutôt de la solution résiduelle ou de la résignation, quoique parfois de l’aubaine. On peut comprendre que cette pratique ait connu une acuité plus affirmée et une expression plus extrême dans un pays, comme Haïti, où le souffle des droits de l’homme a toujours été plus ténu que dans nos régions et où l’extension de la pratique liée à l’étendue même de ce pays a pu favoriser la création et le succès du mot joliment prononcé mais affreusement signifiant de restavec.
Il demeure que le tableau n’est pas inconnu en Martinique, même si notre littérature petite bourgeoise est peu portée à la mise en scène de telles situations, qui sont fort peu glorieuses. C’est un sujet de société dont les stigmates étaient encore visibles dans nos bourgs et « en ville », lorsque les résidents profitaient assez volontiers des petites mains d’élèves montés ou descendus de la campagne, obligés de prendre pension pour poursuivre leurs études dans les cours complémentaires ou les lycées. Les légumes souvent offerts en sus des frais de pension ne suffisaient pas toujours et le temps de l’aide aux ménages débordait souvent sur celui des études.  La ressemblance avec le « restavec » était encore plus frappante dans le « placement » des filles de la campagne chez les Mussieu et Madam’, destiné parfois à leur épargner les durs labeurs de l’habitation : « man placé-i kay man intel ». Dans les familles nombreuses des campagnes on en « sauvait » parfois un, mais plus souvent « une », le mot étant souvent utilisé au féminin. Le terme « placé » fut progressivement remplacé par celui de « bonnes », l’expression complète de bonne à tout faire étant généralement évitée, car susceptible d’apparaître comme trop suggestive aux esprits concupiscents.
L’amélioration du niveau de vie pendant les quarante dernières années a permis aux générations de brûler les étapes de l’ascension sociale, et des enfants de « bonnes », devenus maîtres à leur tour, ont parfois reporté sur leurs « servantes » des vexations dont avaient souffert leurs mères. Et l’on peut s’étonner que dans les années 1960 – 1970, certaines candidates à l’emploi – celles qui n’étaient pas parties au Bumidom – aient cru devoir compléter leur offre de service par la mention de l’origine de l’employeur souhaité. On peut s’étonner précisément, à la lecture des petites annonces d’il y a une vingtaine d’années, de découvrir des phrases comme celles-ci : « J.F cherche emploi servante chez métropolitain ».
Au début des années 1980, dans le cadre des travaux de recherche biannuels obligatoires à tout universitaire américain (y compris les prix Nobel), le Haïtien Michel LAGUERRE, alors jeune chargé de cours à l’université de Berkeley, avait réalisé sur le terrain, avec la collaboration d’une demi-douzaine d’étudiants américains, une enquête sur la vie des familles martiniquaises vue par la population ancillaire. Je n’ai pas eu connaissance des résultats du travail de cet enseignant, haïtien comme Jean-Robert CADET, mais qui devrait pourtant être une contribution intéressante à la connaissance de la société martiniquaise. Les « placés », les bonnes, les servantes, bref, les domestiques ? Toutes ces situations ont un point commun avec les restavecs : le rapport entre dominants et dominés à l’intérieur d’une même communauté, celle des petits-fils d’esclaves ».
Yves-Léopold MONTHIEUX, le 2 janvier 2003
*In Contrechroniques de la vie politique martiniquaise, 2008.
** André Schwartz-Bart (prix Goncourt 1959) me disait en 2004 sa surprise d’avoir appris par ce livre l’existence des « restavecs ». Il s’étonne de n’en avoir pas eu connaissance par ses nombreux amis écrivains d’Haïti qui, selon lui, se taisent sur l’existence de ce phénomène. L’ouvrage a été écrit par un ancien enfant « esclave ». Ni la présentation qui en a été faite par Emile Désormeaux, ni la présente chronique écrite en 2003, n’ont suscité la curiosité des Martiniquais. Mais il n’y a sur nos rivages qu’une seule façon de traiter de tels sujets qui ne font pas appel à la grandeur et la louange de nos peuples : le silence et l’oubli.

1 Commentaire

  1. Yves-Léopold Monthieux

    Merci de relayer ce papier. Plus c’est lu mieux c’est, bien évidemment. Le support « Tous créoles » ne fait que renforcer sa crédibilité.
    Yves-Léopold Monthieux

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *