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La révolte freudienne dans la relation à Césaire de nos écrivains antillais

Ils se réfèrent tous à lui, le « Nègre fondamental », tels des fils et filles dont l’adolescence turbulente implore de tuer le père pour enfin se construire dans une liberté qui semble tout autant chimérique qu’éphémère.

Le « Nègre fondamental », le père, Aimé Césaire, leur a transmis cet héritage si subtilement empoisonné, à eux, nos grands écrivains antillais. Le père a brandi cet art poétique, l’a hissé à un tel niveau de maîtrise et de beauté que nul jusqu’à ce jour n’a pu donner à la littérature française plus de majesté.

Nous n’en citerons que quelques-uns parmi les plus révoltés contre le père et l’héritage : Raphaël Confiant, Patrick Chamoiseau, Maryse Condé…

Le concept de la négritude a surgi tel une fondation identitaire et existentielle, un passage initiatique nécessaire. Cependant il n’a offert qu’une réponse partielle, déséquilibrée avec pour conséquence un enfermement ne correspondant pas aux aspirations de tout-monde de nos intellectuels. Le père a semble-t-il construit un vaste labyrinthe, scellé la sortie et jeté la clé aux oubliettes.

Raphaël Confiant, écrivain martiniquais, a jeté les bases d’une des critiques les plus virulentes dans son essai, Aimé Césaire, une traversée paradoxale du siècle, Paris, Stock, 1993. A la question posée sur un possible regret concernant cette contestation du père, il répond : «[…] non, je ne renie rien, car je suis contre la tradition africaine du respect béat des pères : il faut tuer les pères, symboliquement, tuer les ancêtres […]» («Discussions», Cahiers de l’Association internationale des études françaises.)

Raphaël Confiant reproche à Aimé Césaire ses contradictions fondamentales d’homme politique, partisan de l’assimilation par la départementalisation et d’écrivain philosophe revendiquant une identité non soluble de la négritude. Dans un interview avec La 1ère FranceTVinfo, il argumente ainsi son rejet du père : « Sauf que problème : quand un assimilationniste réclame l’assimilation, il n’est pas en contradiction avec lui-même, il est logique avec lui-même. A l’inverse lorsqu’on se réclame de la négritude et qu’on est l’auteur du féroce “Discours sur le colonialisme” et qu’on rapporte une loi d’assimilation, il y a un vrai paradoxe. »

Mais Raphaël Confiant n’exprime-t-il pas lui-même un paradoxe en créant une œuvre à partir des pensées de celui qu’il tente de renier ?

Maryse Condé, écrivaine guadeloupéenne est encore plus sidérante dans cette révolte contre le père, d’autant plus que son parcours biographique semble s’être inspiré d’une réflexion similaire ou tout au moins avoir découlé d’un vécu parallèle à la philosophie du grand maître.

Elle nous fait part de ce commentaire : « Certes, Césaire est grand, mais il ne doit pas devenir cet Ancêtre dont on ne sait comment se débarrasser. »

Puis dans une interview accordée à Vèvè A. Clark du magazine Callaloo, elle accuse : « Les partisans de la Négritude ont fait une grave erreur et ont causé beaucoup de tort aux Antillais aussi bien qu’aux Américains noirs. Nous avons été amenés à croire que l’Afrique était la source. C’est la source mais nous avons cru que nous trouverions une patrie alors que ce n’est pas une patrie. Sans la négritude nous n’aurions pas subi un tel degré de désillusion. »

Et encore « L’unité et la solidarité du monde noir véhiculées dans les discours de la négritude ne sont, de toute évidence, qu’un leurre, de même que le « retour aux sources ». (Histoire de la femme cannibale, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2005).

Maryse Condé dénonce non seulement le mythe du retour en Afrique, induit par le concept de la négritude, mais également une certaine illusion de la fraternité entre noirs dans plusieurs de ses romans : « la Traite est le résultat d’une collusion entre souverains noirs et blancs dont le souci commun est le profit, au détriment de leurs peuples » Heremakhonon et Moi, Tituba sorcière… Noire de Salem.

Cependant, elle démontre en permanence cette relation indestructible au père, par sa volonté proclamée d’aller « plus loin que le père de la négritude », et dans son aveu d’admiration désespérée quant à la présence obsédante de « l’ancêtre fondateur » sans lequel certaines vocations d’écrivains n’auraient jamais pu s’affirmer et dont l’oeuvre n’a jamais été « surpassée » dans la littérature antillaise (Françoise Pfaff, Conversations with Maryse Condé, Lincoln, University of Nebraska Press, 1996).

Quant aux auteurs de l’Eloge de la créolité, Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, (édition bilingue français/anglais, Paris, Gallimard, 1993), dans leur désir de s’affranchir du père, ils n’ont pu que se soumettre à cette filiation : « Nous sommes à jamais fils d’Aimé Césaire. »

Le mot « négritude » a permis de se mettre debout mais nous a entraîné vers des désillusions, des quêtes non achevées au goût amer, puisque nous avons besoin de nos deux jambes pour un équilibre certain : la négritude et la blanchitude.

Les révoltes filiales de nos écrivains nous incitent à une prise de conscience sur la puissance des mots, du verbe qui ne désignent pas la réalité, mais créent des réalités, car celles-ci sont subjectives, idéologiques et politiques. Des réalités qui dépendent des regards que nous portons sur nous-mêmes et que les autres portent sur nous. Des réalités créées par nos intellects qui nous placent dans des carcans invisibles.

La philosophie existentielle d’Aimé Césaire s’est révélée être un passage obligé dans la construction identitaire des antillais, passage qu’il est impossible de renier, mais qu’il est indispensable de dépasser, non pour passer d’un enfermement à un autre enfermement, d’une assignation à une autre assignation, mais nous ouvrir à un monde multiculturel dont la base est notre humanité commune. 

Aurore Holmes

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