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Un bel hommage à un grand Martiniquais

Félix-Hilaire FORTUNÉ

« Que cet essai nous aide à préparer l’avenir » : à 92 ans, c’est le message d’espoir qu’avait choisi Félix-Hilaire FORTUNÉ pour résumer la dernière oeuvre de sa riche vie, un ouvrage intitulé « La Rigoise », présenté hier soir jeudi 13 décembre par notre association.
Au-delà de la présentation de ce livre, il s’agissait pour nous de rendre un hommage appuyé à cette grande personnalité créole martiniquaise, qui le méritait tant !
Notre ami l’avocat Gérard DORWLING-CARTER, co-fondateur de l’association, nous a fait le plaisir d’animer de façon très chaleureuse cette soirée, à laquelle se sont pressés de nombreux membres et sympathisants de « Tous Créoles ! ».
Nous vous proposons ci-après de prendre connaissance de l’intégralité de l’intervention de Gérard.

« Cette société où l’individu a souvent plus de poids que le groupe ; cette société où le groupe a plus de poids que la collectivité ; cette société où la collectivité ne se considère pas comme étant la totalisation des individus qui la composent, mais une mosaïque ou un groupe de groupes, fermés sur eux-mêmes et juxtaposés, n’ayant pas la conscience d’être une entité à intérêts et destinées liés et solidaires.

Cette société-là anormalement submergée du poids du passé, alchimie de l’histoire, qui s’entête à ne pas confondre de crainte de fondre, cette société renferme plus de motifs de refus de l’effort commun et de la confiance réciproque, qu’elle n’offre de motivations à une volonté mutuelle de créations efficaces, progressistes et humaines.

Des races, des mondes qui se sont taillés leur part de petit univers et y campent, qui se côtoient à peine physiquement sans se pénétrer normalement et sans échanger entre euxces messages de l’esprit et du cœur qui font de l’homme un être social. Des mondes qui se regardent, mais sans se voir, ou quand ils se voient ne se découvrent- sauf exceptions- que leurs faiblesses mutuelles ou leurs défauts réciproques, et dont l’un ne valorise pas l’autre à ses propres yeux. Des mondes où chacun ne voit en l’autre qu’une occasion supplémentaire pour se valoriser soi-même et par là, justifier ses attitudes et ses comportements vis-à-vis de l’autre. Des groupes en vase clos dans les alizés pourtant exaltants de contacts, de communicabilité, de liberté du vaste océan.

Dans cette société … il existe des zones de sombres perspectives, des zones d’insatisfactions individuelles ou collectives insoupçonnables, mais trop nombreuses.

… Une telle société ne favorise ni le développement de l’économie, ni l’épanouissement de l’homme, car il lui manque cette fluidité et cette libre aisance des échanges, qui font du nécessaire commerce entre humain la base démocratique du progrès. »

(Extraits des pages 380 et 382 de l’ouvrage titré « La Rigoise », et sous-titré « Au Nouveau Monde », édité par Félix Hilaire Fortuné).

Gérard DORWLING-CARTER

Qui pourra, après la lecture faite, douter de l’opportunité qu’il y avait pour « Tous Créoles ! » de procéder à la première présentation publique de l’ouvrage de notre ami Félix-Hilaire ? Citons en effet un extrait de l’objet statutaire de l’association « Tous Créoles ! » :

« Cette association a pour ambition de participer à l’édification d’une communauté martiniquaise solidaire, forte et affranchie de tout sectarisme. L’association œuvrera afin de permettre aux personnes composant cette communauté d’apprendre à mieux se connaître et à se respecter, et ce dans leurs différentes singularités…  Dans cette démarche il sera fait œuvre de mémoire utile, afin que le passé soit le tremplin d’un futur commun et partagé. Enfin, de prendre en considération l’existence de composantes multiples et égales de la communauté martiniquaise.  Des études et recherches seront conduites sur l’histoire de la société martiniquaise, pour en permettre une connaissance et une compréhension les plus justes et humanistes que possible, notamment de la période de l’esclavage ».

Félix Hilaire Fortuné, né le 14 janvier 1921 au Vauclin (Martinique), il est marié, a eu 6 enfants. A exercé la profession de Directeur Régional   du Travail et de l’Emploi. Il a eu un parcours scolaire et universitaire parfait : le Lycée Schœlcher et les universités parisiennes, la Fac de droit pour étudier Droit et économie politique.

Ses Diplômes :

  • Licence de Droit
  • Diplôme d’études Supérieures de Doctorat (Droit Public) – Université de Paris
  • Préparation aux concours d’entrée à l’Ecole Nationale d’Administration, à l’Institut des Sciences Politiques et au Ministère des finances
  • Admis avec succès au pré-concours d’entrée à l’Ecole Nationale d’Administration (Refusé au concours à l’ENA, il a été  à l’origine du célèbre « Arrêt Barel » sur la liberté d’opinions des hauts fonctionnaires des Grands Corps de l‘Etat)
  • C.A.P.A. Certificat d’Aptitude à la Profession d’Avocat (Paris). Mention TB
  • Diplôme d’aides Supérieures de Doctorat (Economie Politique) – Université de Paris
  • Diplôme de l’Ecole du Chef d’Entreprise et des Cadres Supérieurs – Paris

Expériences professionnelles :

  • De 1939 à 1955 Instituteur – Professeur de cours Complémentaire au Marin. Et « confiseur » : il expliquera ce mystère qui relève des « délices » et de la douceur.
  • De 1955 à 1965 Inspecteur du Travail et de la Main-d’œuvre à la Résidence du Havre
  • En  Décembre, il est nommé directeur départemental du travail et occupe successivement cette
    fonction à Auch dans le Gers,  à Millet, à Chartres,  à Rouen (Seine-Maritime).
  • En 1979 il est nommé Directeur du Travail hors classe et affecté comme Directeur Régional du Travail et de l’Emploi du Limousin avec en outre, l’intérim de la Direction Régionale de l’Auvergne à Clermont-Ferrand, soit la responsabilité de deux Régions et de leurs 72 départements.

Parcours politique :

  • Ancien adhérent de la Fédération Communiste de la Martinique, qui est le seul parti auquel il a appartenu, peut-être échaudé par l’expérience ? Nous n’avons pas osé le lui demander.
  • Pourtant en 1990, il tâte de la politique, de la vraie, celle de la vie de la cité puisque son  premier mandat électif  est celui de Conseiller Régional de la Martinique.
  • Il prend ensuite goût à la gestion de la chose publique puisqu’en 2001 il est élu au Conseil Municipal de Fort de France, où son parcours est caractérisé par une grande indépendance d’esprit et d’action et l’expression d’une connaissance très fine des dossiers.

Par ailleurs notre ami peut se targuer d’être un excellent Conférencier,  chroniqueur de presse. Et auteur hors pair d’excellent Essais sur toutes sortes de questions, problématiques et éléments de la connaissance humaine.
Citons en vrac et sans être exhaustif : Les Touaregs – Les Kurdes – L’Algérie : 10.000 ans d’histoire – Les Déserts – Les élections présidentielles américaines
– l’Octroi de Mer …
Pour être complet, je conseillerai aux amis et aficionados de Félix, outre l’achat de plusieurs livres en cette époque de cadeaux, de passer commande, pendant qu’il est encore temps de la collection complète du magazine Antilla dont il a enrichi les colonnes de perles rares que l’on retrouve fort heureusement pour certaines, dans l’ouvrage qui justifie notre amicale rencontre de ce soir.
Félix-Hilaire a  écrit plusieurs livres avant « La Rigoise ». La Bibliographie de Félix est importante :

  • « Le Thermalisme » – volume 16 x 24 de 400 pages édité par Maloine -Paris
  • « Cyclones et autres cataclysmes aux Antilles » Editions la Masure
  • « Soleil couleur d’Encre » – Roman du XVIIIe siècle ‑ Editions Maisonneuve et Larose – Paris
  • « Les îles françaises d’Amérique. De la vision géopolitique de Richelieu à l’Union Européenne ». Editions L’Harmattan Paris
  • « La France et l’Outre-mer Antillais : Quatre siècles d’Histoire économique et sociale ». Editions L’Harmattan Paris
  • « Les Antilles Françaises : De la Nature et des hommes Traits Géophysiques – De la Dynamique du Globe aux Antilles – L’occupation humaine des îles –
    Environnement et Protection. Editions L’Harmattan Paris

Et puisque l’on doit tout dire de Félix, en glanant des informations sur notre auteur, j’ai découvert qu’il nourrit l’addiction des intellectuels, qu’il a transmise à certains de ses enfants : la lecture régulière de la grande presse française : le   MONDE —  Le FIGARO — et les ECHOS
Ce dernier titre, puisque nous savons que la solide base économique qu’il a très tôt acquise lui permet d’appréhender les problèmes économiques des Etats et des sociétés.  Dimension qui manque à la plupart de nos intellectuels dont les raisonnements sont frappés au coin du plus grand irréalisme, parce que de l’économie ils se sont arrêtés à la dimension qui se veut éthique de la théorie marxiste : de l’accumulation du capital, de l’exploitation de l’homme par l’homme et de la plus value capitalistique.
Encore dans le domaine de l’intime, Félix nous apprend qu’il porte  un film   dans son cœur  et sa mémoire d’enfant : « Notre Dame de Paris de Victor Hugo ». Et le livre qui l’a marqué : « Ne dîtes pas à Dieu ce qu’il doit faire » de François de Closets (Editions Le Seuil).
Félix a joué au Football dans sa jeunesse -et je me souviendrai que quand j’avais l’occasion de le ramener à son domicile après des réunions où nous étions retrouvés, il n’arrêtait de refaire le monde, n’interrompant mon écoute autant affectueuse que studieuse que pour aller prendre son bain de mer quasi quotidien, avant que l’on ait découvert l’aquagym et les vertus de la mer… Son grand loisir, on l’aura compris, est la lecture et sa préoccupation envers les humains c’est l’aide et la solidarité.
Sa passion : les études. Et nous savons que s’il n’y avait eu la famille et ces six bouches à nourrir que nous retrouverions Félix peut-être encore aujourd’hui sur les bancs de la Sorbonne au cours d’anthropologie, de linguistique ou que sais-je encore ?
Deux anecdotes de la vie professionnelle de Félix qui montrent le pétillant du personnage et son caractère attachant : jeune inspecteur du Travail, au cours d’une négociation entre employeurs et salariés, un de ces derniers lui  déclare, pour justifier la  réticence des travailleurs à signer l’accord prévu : « Que d’ailleurs l’ingénieur du secteur de l’usine en grève est … un pied noir ». Félix se  dresse les mains appuyées sur la table, se penche vers la représentation syndicale et leur dit : « Alors, il n’a que le pied de noir, que feriez vous si c’était moi ? ». Eclat de rire général, l’accord est signé !
En pénétrant sur un chantier pour un contrôle, le chef de chantier l’apostrophe du haut de son échafaudage en lui disant qu’il n’y a pas d’embauche. Félix
lève la tête en lui répondant : « On ne licencie pas non plus ! ». Ce chef de chantier pas encore au fait des différents aspects que peut revêtir la diversité, devait ensuite se confondre en excuses.
Etudes et travaux :

  • 1955 Etude sur « Démographie et Economie Agricole en Loire-Atlantique de 1846 à 1954 » – Mémoire destiné au Ministère du Travail.
  • 1967 «L’Evolution de la profession médicale. »
  • 1968 «Expansion et Emploi dans le département de l’Eure-et Loire. »
  • 1970  Fondateur du Comité d’Accueil pour les Travailleurs en Eure-et Loire (C.O.A.T.E.L.) en faveur des travailleurs migrants et de leurs familles.
  • 1975  Expert du B.I.T. au Cameroun, de Décembre 1974 à Mai 1975.

Conversation avec l’auteur :
L’île est un espace fragmenté, l’Afrique était le lieu originel, avec pour frontières le désert, l’esclave a du franchir l’Atlantique, sans savoir à quoi il était destiné, ces étendues d’eau effrayantes pour affronter à son arrivée l’habitation et sa cohorte de tracas et de souffrances.
Sa situation à son arrivée a été aggravée par les conditions atmosphériques, tremblements de terres, cyclones. Pour lui pas de « Case à vent » qui rend la condition face aux catastatrophes moins dure, qui donne au moins l’espoir de survie, de pouvoir recommencer, de résister à l’éphémère … L’après esclavagisme démontre qu’il a conservé sa force vitale, par la langue qu’il a forgée de toutes pièces pour communiquer pendant son asservissement, il continue à démontrer jusqu’à ce jour, à la face du monde comment les Noirs ont pu devenir des hommes.
L’esclave a récupéré un espace fracturé, mais a constitué une société qui agit et qui n’est pas simplement « agie ». Il a ouvert des portes qui, loin de se fermer, s’ouvrent sur de nouvelles vues, son entrée dans l’univers du Blanc a pu se faire par la suppression de l’esclavage.
Car c’est sur cet aspect de l’œuvre que je voudrais dire quelques mots, ces pages empreintes d’une sensibilité, un approfondissement du vécu relationnel de ces hommes placés dans une situation de violence et de barbarie et qui néanmoins laissent place à une certaine humanité.
Car si nous voulons comprendre notre destinée de fils d’esclaves maltraités par le sort, dans le sens d’une résilience (dont parle le professeur Cyrulnik) accomplie, il faut totalement réhabiter le phénomène sociologique de l’esclavage, comprendre les mystères de l’habitation, son processus psychologique et simplement humain.
Non pas seulement ce que recélait cette entreprise d’ignominieux et d’inacceptable. Pour ne pas stagner dans la douleur, les procès faits à l’histoire, à l’homme blanc et autres lourdes charges à porter qui nous empêchent d’avancer sur la voie de notre destinée de communauté. D’hommes noirs qui ont su fracturer les portes de l’homme blanc, envahir son domaine et se rendre son égal.
Au-delà donc de l’aspect extrêmement fouillé et documenté de l’ouvrage du maître à penser Félix Hilaire Fortuné, c’est cette dimension qui fait appel à une profonde introspection, un sens aigu de l’observation des rapports humains pour remonter les traces qui éclairent les aspects les plus incompréhensibles de notre communauté.
Citons dans le désordre : l’esprit de débrouillardise, une certaine couardise (« La Rigoise » encore dans nos têtes ?), le rôle tribunicien donné à certains élus au-delà de la fonction politique officielle ? L’effacement du père, le rôle de la mère, etc. etc.
Page 43 c’est la description du « Domaine du maître » avec ses taureaux et les espaces immenses pour nourrir un troupeau…
Cataclysmes et catastrophes P. 55, venant aggraver la situation des esclaves
La catastrophe de Saint-Pierre qui ne peut être restée sans effet dans la formation de la personnalité des descendants les plus éloignés tant géographiquement que dans le temps des membres de cette communauté. P 65, la lettre de Fernand Winter.
P77 dans le chapitre intitulé « Cataclysme et mentalités antillaises », permettez moi de lire la conclusion : « Et cela se voit à travers les relations « employeurs-salariés » qui sont teintées d’une véritable pollution mentale : le travailleur se vit en esclave et voit à travers le patron l’image du maître blanc d’antan. Cette résurgence du passé perturbe les relations qui auraient du être claires et nettes sur la base de seuls rapports économiques.
La tâche la plus ardue consistera à nous libérer de ce carcan mental qui nous emprisonne et nous asphyxie. A cet égard, un double voyage est à entreprendre : intérieur : il nous permettra d’évacuer les souvenirs encombrants et malsains ; extérieur : il favorisera la rencontre des autres.
Sur le caractère exhaustif de l’œuvre : Du choix de l’autonomie, de la séparation p110 : pose l’état de la question.
L’église et l’esclavage, p. 111 en deux pages tout à fait complètes sur la question, sans outrance ni angélisme.
La réparation – dite suprême- à apporter à notre communauté, p 115
Dernier paragraphe de la conclusion de l’ouvrage : « … Les îles doivent regarder leur passé, sous toutes ses formes pour mieux scruter un avenir qu’il ne faut
ni bousculer, ni remplir de chimères et d’illusions. Il nous faut du réalisme et la garantie de pouvoir préserver notre entité telle qu’elle se présente
authentiquement dans l’ensemble auquel l’histoire nous a conduits. Un ensemble qui n’est pas un assemblage, mais une construction faite, de part et d’autre de l’Atlantique, au cours d’une traversée que l’on ne peut effacer.
Précisément, cette construction ne peut se faire sans nous, ou à notre désavantage, puisque nous y apporterons une rente de situation géopolitique à l’Europe qu’aucune de ses composantes ne saurait lui offrir.
Message personnel à Félix, du moins aux jambes de Félix. Dis leur de ma part que j’aimerais tellement qu’elles te portent loin encore dans la vie, comme le fait ta plume et ton esprit. Pour que tu ailles et viennes au milieu de nous, de notre quotidien fait – je le sais – de bruits, de fureur et de peurs.
Oui, dis-leur qu’avec toi dans le peloton de tête, sur la piste du déroulement de notre foutu destin, nous nous sentons plus fort, plus aptes à franchir les portes que dans ton dernier roman tu as si bien définies,  de telle sorte qu’à reculons nous ne puissions de nouveau les franchir. Merci Félix d’être né le premier mois de l’année 1921 au Vauclin et d’être revenu, après ton marronage dans l’hexagone, nous redistribuer les richesses accumulées.
Gérard DORWLING-CARTER
Jeudi 13 décembre 2012

1 Commentaire

  1. Jacques ABEL

    Il n’y a qu’un Gérard DORWLING-CARTER qui puisse, par la vigueur de sa verve d’avocat, avoir donné l’envie, que dis-je, le besoin d’avoir « la Rigoise » dans se bibliothèque.

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