Tribune – Association « Construire notre Vivre- Ensemble » |
« CONSTRUIRE NOTRE VIVRE ENSEMBLE »
J’entends de la cale monter les malédictions enchaînées, les hoquètements des mourants, le bruit d’un homme qu’on jette à la mer… les abois d’une femme en gésine… des raclements d’ongles cherchant des gorges… des ricanements de fouet… des farfouillis de vermine parmi des lassitudes… ». Ces mots poignants d’Aimé Césaire, dans son Cahier d’un retour au pays natal, nous rappellent l’horreur absolue que constitua l’esclavage pour des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants. En quelques phrases, nous réalisons pleinement ce qui aujourd’hui paraît inconcevable, abominable et révoltant dans la plupart de nos sociétés : l’asservissement de l’Homme par l’Homme. Il nous faut rappeler à jamais, à toutes les générations futures, ce que fut l’esclavage. Un inlassable travail de mémoire doit être entrepris sur la question car ce crime contre l’Humanité doit être connu par chacune et chacun d’entre nous.
L’histoire nous a appris qu’il est inutile de comparer la gravité des crimes et la profondeur des souffrances. Restituer intégralement cette mémoire n’est pas un sujet qui n’intéresse que les « Afro-descendants », c’est une cause nationale. Une cause universelle. Elle n’importe pas qu’aux héritiers des victimes, elle n’implique pas que les descendants de ceux qui en tirèrent des bénéfices et des privilèges… Elle ne hante pas que les familles des héros et des bourreaux, des résistants et des « commandeurs », des justes et des négriers… C’est aussi la cause universelle des hommes et des femmes qui défendent les droits des hommes à conserver la plénitude de leur humanité et qui luttent aujourd’hui pour flétrir qu’on ait pu, pendant trois cents ans, refuser à des êtres humains une identité, une citoyenneté, une filiation, une culture, et réduire leur condition humaine à la condition de « biens meubles », susceptibles d’être aliénés, vendus, échangés, mutilés…
Dire tout le passé, connaître tout ce passé, ce n’est pas diviser, ce n’est pas ressusciter les haines, ce n’est pas fragmenter la société. C’est tout l’inverse. C’est combattre le refoulement. C’est faire son deuil. C’est pouvoir refaire société et vivre ensemble dans la clarté. C’est dépasser le passé et congédier les culpabilités réelles et imaginaires.
Ce projet mémoriel ici présenté a pour matrice la Loi Taubira qui a fait de la traite un crime contre l’humanité. Il ne cherche pas à réparer ou à compenser le passé mais vise à en perpétuer le souvenir, à en approfondir la connaissance et permet aussi éventuellement d’en sanctionner la négation ou la falsification.
L’idée de la création d’un observatoire pour la construction du vivre ensemble en Martinique part du constat de la nécessité de se doter d’outils de réflexion et d’action participant aux initiatives permettant d’avoir une meilleure connaissance de son passé pour mieux construire son futur. Car, selon un vieil adage, qui ne sait pas d’où il vient sait difficilement où il va. Dans le même temps il est nécessaire de rester attentif à l’interpellation d’Aimé Césaire selon laquelle nous nous devons d’être davantage dans la prospective que dans la rétrospective.
Donc il s’agira de faire appel aux données historiques objectives retraçant les périodes de construction de notre société martiniquaise : période amérindienne, période de l’esclavage, période post- abolitionniste de la colonie, période de la départementalisation. Ces éléments, une fois contextualisés, seront en mesure de mieux éclairer l’évolution de notre société martiniquaise contemporaine dans son fonctionnement et avec ses dysfonctionnements.
Les actions programmées devront prendre en compte et mettre en exergue les initiatives à caractère historique et mémoriel ayant permis de faire reconnaître l’esclavage comme crime contre l’humanité, mais aussi pour revaloriser la place des luttes des esclaves pour leur libération. Nous ne pouvons dresser une fresque complète sans nos ancêtres amérindiens qui vivaient sur ces territoires, bien avant qu’ils fussent « découverts ». Car notre histoire est complexe, nous devons raconter la présence amérindienne, les guerres et les alliances, l’histoire des « Caraïbes noirs », etc. Tout cela fait partie de notre mémoire et nous ne pouvons omettre l’entière histoire de nos latitudes. Alors, ensemble, nous nous engageons à faire toute la lumière sur notre passé.
Il faudra donc revaloriser l’image des populations amérindiennes, les Amérindiens étant les premiers habitants de la Martinique : les archives martiniquaises attestent une présence amérindienne en Martinique jusqu’au début du XIXe siècle, et, de nos jours, l’héritage amérindien participe pleinement de la culture créole.
Mais il s’agira aussi pour notre observatoire de situer la place, l’importance et le mode d’intégration des communautés plus récentes : indiennes, chinoises, syro-libanaises, juives, et leur place dans le processus de construction identitaire des peuples de la caraïbe contemporaine. On prendra en compte également la place et le rôle des diasporas.
C’est ce background historico-anthropologique polysémique qui doit permettre non seulement de nous éclairer mais aussi de nous guider dans l’appréhension de la dynamique de construction identitaire contemporaine à valeur prospective non seulement pour toute la Caraïbe mais également pour le reste du monde.
En effet, c’est la voie tracée tant par Aimé Césaire avec l’important mouvement de la Négritude pour imposer la reconnaissance de l’identité nègre dans l’humanité qu’avec Frantz Fanon qui a œuvré pour mettre en exergue les luttes des « damnés de la terre », ou Édouard Glissant qui a théorisé l’importance du divers dans la construction d’une dynamique du « Tout-monde ».
Toutes ces démarches sont donc des outils de la construction identitaire en Martinique et dans toute la Caraïbe. Il s’agit désormais de prendre conscience de ce processus de transformation identitaire, culturelle, socio-économique et écologique de nos sociétés dans une dynamique postcoloniale et transculturelle.
Et ce vivre-ensemble contemporain à construire va s’appuyer sur la capacité de résilience et surtout de reliance de nos sociétés.
Il y a dans la mémoire de l’esclavage de grandes parts de lumière et de richesses qui combattent les ombres et les misères. Comme le disait Frantz Fanon, il ne s’agit pas d’être « esclave de l’esclavage ». Comme le disait Aimé Césaire : « Le combat pour la liberté, l’égalité, la fraternité est un combat qui doit être remis au goût du jour ». Nous voulons donc nous projeter vers l’avenir pour que nous puissions travailler ensemble. C’est pourquoi nous, signataires de cette lettre ouverte, soucieux de poursuivre cette démarche de mémoire pédagogique et historique, soutenons la conduite d’une mission de préfiguration de projets de mémoire dédiée à l’esclavage, portée par Guillaume de Reynal et l’association « Construire notre Vivre-ensemble », et adhérons à cet égard pleinement aux différentes priorités énoncées ci-dessous :
1 – La création, en Martinique, sur les lieux de La Pagerie, d’un Mémorial consacré à la traite négrière et aux Amérindiens, à la conquête et à l’esclavage, aux combats pour l’abolition et notre place réelle sur l’échiquier international. Une question se pose : quelle plus-value pourrait apporter une institution telle un mémorial, par rapport aux initiatives existantes tant dans le reste du monde – en France à Nantes, Bordeaux, La Rochelle, par exemple – qu’en Outre- mer, à l’instar du Mémorial ACTe de Pointe-à-Pitre, ou encore aux acquis positifs du Comité national pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage et la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, dans les domaines commémoratifs et de la pédagogie ?
La jeunesse est notre avenir et sa connaissance de notre Histoire est primordiale. L’éducation étant le premier pas vers l’émancipation et la réalisation de soi, nous nous devons impérativement de transmettre à nos enfants ce savoir étudié, analysé et mis à disposition, afin que la mémoire reste vive et claire. Pour cela des visites scolaires devront être mises en place dans tous les lieux de mémoire.
La mémoire de l’esclavage, de la traite et de leurs abolitions est encore en Martinique une question ouverte, actuelle et sensible. Pour certains de nos concitoyens, elle est même une plaie ouverte. Pour d’autres, elle est tue et oblitérée, comme refoulée.
22 mai 2028: c’est le calendrier retenu pour l’inauguration d’une nouvelle institution pour la mémoire de l‘esclavage, des traites et de leurs abolitions. Véritable pont avec les Caraïbes, ce projet vise à l’édification d’un Mémorial aux esclaves et d’un lieu muséographique en Martinique, à La Pagerie. L’hypothèse d’un centre de ressources et d’études est accueillie favorablement par la mission. Ce centre devrait avoir un caractère nécessairement académique, accompagné d’un dispositif de médiation et d’un accompagnement pédagogique universitaire, doté d’un parcours mémoriel proposé au visiteur du site, orienté dans le sens d’une prise de conscience au présent des dommages hérités de l’esclavage. Centre d’un réseau mémoriel, il mettrait en valeur toutes ses composantes sur l’ensemble du territoire tout en développant des synergies avec les institutions dans la Caraïbe. Centre d’interprétation, lieu de recherche et de culture dédié à la mémoire, ce Mémorial entend décrire non seulement les réalités subies et combattues par les victimes de l’esclavage, mais également s’ouvrir sur l’avenir, en faisant de l’acte du souvenir la fabrication d’une société nouvelle. Il s’agit bien de réaliser non seulement un « monument » qui marquerait l’Histoire, mais aussi de proposer une multitude d’offres culturelles parmi lesquelles des archives sonores, des expositions temporaires et permanentes, des archives photos, une bibliothèque. Une brèche sera ouverte dans le mur du silence pour combattre l’oubli ou le déni. Longtemps abordé sous l’angle valorisant de la politique abolitionniste de la République, à travers la figure de son principal instigateur Victor Schœlcher, ce souvenir de l’esclavage mettra ainsi l’accent sur les nombreuses victimes, souvent héroïques. Un mur de noms d’esclaves sera érigé. Il élèverait, gravés dans la pierre, ces héros au centre de l’Histoire.
Par ailleurs, un site mémoriel sis à La Pagerie revêt un pouvoir symbolique fort. Le 22 mai 2028 doit, à cet égard, être considéré comme une date charnière, avec la célébration des 180 ans de l’achèvement du combat pour l’abolition de l’esclavage. Le site est par excellence un lieu de mémoire de la colonisation et de la décolonisation, de la traite et de la lutte contre la traite, de l’administration de l’esclavage et de son abolition. Il est aussi lieu et témoin d’importants événements historiques. Y dresser cette mission ajouterait au symbole, afin d’ancrer la politique mémorielle sur l’esclavage dans une institution pérenne, capable de se saisir de tous les sujets, d’avoir une vision large, ambitieuse d’une histoire émancipatrice, visant le partage des cultures, le vivre-ensemble. En résumé, tournée vers l’avenir, et non pas cristallisée sur le passé.
2 – La mise en place, sur toutes les habitations (appellation des plantations, aux Antilles), de plaques indiquant que lesdites habitations ont été fondées et ont prospéré sur la traite négrière et sur l’esclavage. Dans une période d’inflation mémorielle où chacun est libre d’estimer que nous en faisons trop ou pas assez pour célébrer l’Histoire, souvent tragique, parmi les crimes contre l’humanité, l’esclavage et la traite présentent une singularité radicale. Ils n’ont pas recherché l’extermination. Ce ne sont pas des génocides. Ils ont certes provoqué des assassinats de masse, mais leur objet était de déporter des populations pour les exploiter et faire vivre des modèles économiques de travail forcé. Véritable creuset des sociétés créoles antillaises, l’habitation fut, en effet, le cadre de vie, de mort et de travail quotidien de la majorité des esclaves. Pendant trois siècles, la violence a permis de renouveler le crime de génération en génération. La dimension du phénomène tient non seulement aux millions de déportés, mais au nombre d’êtres humains qui naquirent et moururent dans les liens de la servitude, multipliée par les siècles de l’exploitation. Face à cette situation, s’est légitimement imposée une réflexion au sein de laquelle les mémoires de l’esclavage et de la traite sont apparues comme un outil commun de partage, d’unité, de connaissance des faits. Le travail, le sang et la sueur des esclaves ont marqué l’histoire et la mémoire des habitations. Ce passé impérialiste et colonial, il faut l’expliquer et le rendre accessible au public. Mais comment y arriver sans exaspérer les passions et les oppositions qu’une telle initiative peut structurer ? En exposant la mémoire de l’esclavage dans l’espace public des habitations par la mise en place de plaques mémorielles indiquant clairement que lesdites habitations ont été créées sur la traite négrière et sur l’esclavage.
3 – La mise en place d’un chantier de rénovation et d’entretien de l’ensemble des cimetières martiniquais. Les cimetières resteront toujours un lieu de recueillement, mais ils sont encore trop souvent les « cités dortoirs » de nos défunts. En les traversant, l’on peut appréhender autrement l’Histoire et les traditions locales. Dans leurs allées, couchés sur la pierre, autant de noms qui marquent notre histoire individuelle et collective, l’histoire économique, politique, culturelle et sociale de notre pays. Autant d’êtres, d’âmes, d’hommes et de femmes qui continuent de nous impressionner et nous enseigner, jusque dans leur sépulture, massive, emblématique. Même dans la mort, ils sont de ceux qui continuent d’attirer les regards, comme pour interpeller le monde des vivants, aujourd’hui trop souvent enclin à faire du passé table rase. Le cimetière varie dans sa composition intrinsèque. Outre ces agencements spécifiques, il parle une langue faite de symboles et de messages, hommages aux défunts et à l’usage des vivants. Par le biais d’un chantier de rénovation et d’entretien de l’ensemble des cimetières martiniquais, nous invitons les communes à s’engager sur une voie innovante pour les redynamiser. Ces chantiers seront accessibles à tous. Cet outil au service de la prévention spécialisée s’inscrit en amont des dispositifs d’insertion. Il permet aux jeunes d’acquérir une première expérience de travail et ainsi de bénéficier d’une immersion dans le monde du travail avec les enjeux que cela comporte, son organisation et ses contraintes.
Ces trois priorités doivent désormais orienter l’action de tous en vue de la poursuite du travail mémoriel de notre région. Les projets présentés constituent une réelle avancée et s’annoncent riches en analyses et propositions. La mission associe les acteurs politiques, administratifs, les entrepreneurs de mémoire ainsi que des personnalités impliquées dans ce processus d’activation de cette mémoire. Déterminés et passionnés, nous souhaitons mener un travail considérable de collaboration. Car si le devoir de mémoire fait consensus, toutes les voix doivent pouvoir s’exprimer sur ce sujet difficile et douloureux. Nous nous attacherons à prendre toutes les décisions qui s’imposent pour mettre en œuvre ces propositions. Il est grand temps que notre « pays » s’honore à regarder en face, avec lucidité et courage, toutes les pages de son Histoire. Certes, la question contemporaine des stigmates de l’esclavage ne peut être réglée pour les jeunes, les hommes et les femmes, et même pour les enfants à naître, que par des signes forts, des efforts de connaissance, des marques de reconnaissance et des preuves de respect.
Ce sont les valeurs républicaines et les principes fondamentaux des droits humains qui sont les antidotes présents du lent poison de l’esclavage. Mais même le juste combat des abolitionnistes, même l’héroïque résistance des « Nègres marrons », n’ont porté leurs fruits qu’avec un grand retard.
La mission de préfiguration suggère la constitution, dans le délai le plus restreint possible, d’une équipe-projet. Ce comité constitue une institution singulière. Elle n’est ni un service administratif, ni une autorité administrative indépendante. Elle est dépourvue de la personnalité morale et s’apparente plutôt à une instance de « sachants », composée majoritairement d’historiens, de sociologues, d’archéologues, avec la participation de personnalités publiques d’idéologies différentes. Une sorte de « comité de sages », chargé de conseiller sur la politique mémorielle, sur la recherche, l’enseignement, la conservation, la diffusion ou la transmission de l’histoire et des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions.
Aujourd’hui le projet doit répondre au retour des préjugés raciaux et à la montée des discriminations. Il doit surtout convaincre tous ceux qui pensent que l’on a trop parlé de l’esclavage et qu’il est temps de tourner la page de cette histoire. Il devra démontrer pourquoi et comment l’exploration de cette tragédie nous aiderait à établir le lien entre un passé tragique, un présent complexe et un futur à inventer ensemble. Enfin, le projet doit contribuer aux débats sur les questions brûlantes de réparations, réconciliation et de vivre ensemble qui secouent de plus en plus les sociétés héritières de l’esclavage. Puisse sa réalisation être le point de départ et le ferment d’une conscience collective, en France et dans le monde, des crimes que furent la traite d’êtres humains et leur mise en esclavage, et que ces pratiques soient définitivement bannies de la surface de la planète !
« L’histoire de l’esclavage témoigne de notre capacité à dépasser cette vicissitude. Elle nous montre que le monde peut s’améliorer. Et que nous pouvons faire plus que simplement survivre – nous pouvons aller de l’avant. » (Marcus Miller)
Guillaume de Reynal, Président de «Construire notre Vivre- Ensemble »
Suzanne Dracius, Auteure
Erick Noël, Professeur à l’Université des Antilles Éric Duhamel, Musicien
Olivier Fonteau, Artiste peintre
Eric Hersilie-Heloise, Reporter
Marie Gabrielle Severe, Assistante Médicale
Sébastien Perrot-Minnot, Archéologue, Professeur à l’Université des Antilles
Maud Petit, Députée du Val-de-Marne, Vice-présidente de la délégation Outre-mer de l’Assemblée nationale
Emmanuel Marie-Luce, Concepteur de Structures et Mobiliers anti- écrasement à vocation parasismique et para-cyclonique.
Kenneth Kelly, Archéologue, Professeur, University of South Carolina, Columbia EUA