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Se regarder tels que nous sommes

Errol NUISSIER au micro
Errol NUISSIER au micro

Le jeudi 5 décembre 2013, près d’une centaine de membres et sympathisants de l’association « Tous Créoles ! » étaient réunis au Lina’s Café de Manhity au Lamentin (Martinique), pour écouter le psychologue clinicien Errol NUISSIER, qui exerce en Guadeloupe depuis 20 ans, où il a coutume de « secouer le cocotier » par ses analyses exigeantes de nos sociétés antillaises.
Il s’agissait ce soir-là de découvrir son dernier ouvrage, « Psychologie des sociétés créoles », ou les problématiques sociétales antillaises vues à travers le prisme de la psychologie. Un ouvrage pour tout public, qui a séduit son auditoire.
Nous vous invitons à lire ci-après le texte de l’intervention d’Errol NUISSIER. 
« Se regarder tels que nous sommes »

Remerciements

Avant de commencer mon exposé, je voudrais remercier l’Association Tous Créoles pour son invitation et des efforts qu’elle produit chaque jour, afin de faire la promotion des Antillais que nous sommes. Des remerciements tous particuliers à mon ami Roger de Jaham, pour son dynamisme, son sens de l’organisation et l’énergie qu’il déploie. Vous me permettrez de saluer ici mon éditeur Florent Charbonnier, pour son engagement en faveur des auteurs antillais et sans lequel ce livre n’aurait pu voir le jour.
Mise en page 1Introduction
Pour introduire mon propos, je dirai que la question du miroir se pose de manière assez paradoxale dans nos sociétés créoles. En effet il est coutume de dire que nous aimons nous regarder dans miroir, mais c’est avant tout et surtout pour regarder ce que nous pensons être, c’est-à-dire nos qualités, en évitant soigneusement de regarder nos défauts, que nous attribuons de manière quasi systématique à un tiers extérieur, en faisant semblant de croire que ce n’est pas nous. Il faut dire en réalité, que nos qualités ou le bonheur dans notre vie, ne nous sont pas non plus attribués car si le mal est la résultante de la mauvaise intention d’un parent, voisin ou ami jaloux, le bien est immanquablement d’origine divine. Le stade du miroir a été développé par un psychanalyste français Jacques Lacan, qui nous dit[1] : « le stade du miroir (qui se produit entre 6 et 18 mois) est ce moment d’individualisation du sujet dans le miroir. Jusqu’ici l’enfant vit dans la confusion de lui et de l’autre. Puis, placé devant un miroir, il va comprendre que ce qu’il voit dans le miroir n’est qu’une image, autrement dit que l’autre du miroir n’est pas réel. Enfin, troisième moment, il décisif celui-là, l’enfant va reconnaître l’image de soi comme étant la sienne ; de même il va s’apercevoir que l’image de sa mère, à ses côtés, est celle de sa mère. C’est là que s’opèrent « l’unification et l’identification primordiale » (…) c’est un moment crucial pour l’enfant qui effectue là, la première conquête de son identité par la perception d’une image totale qui va précéder un autre le sentiment d’unité de sa personne ». Si le miroir nous permet de faire la différence entre nous et les autres, alors nous pourrions facilement dire en nous regardant droit dans les yeux, ce qui relève de nous et ce qui ne relève pas de nous, lorsque nous faisons notre examen de conscience. Or, nous constatons que le plus souvent, c’est plutôt du miroir de la Reine marâtre qu’il s’agit, celui qui nous fait nous voir plus beau que les autres et qui nous pousse à effacer toute concurrence. Nous pouvons nous apercevoir que notre regard dans le miroir s’apparente à l’histoire de blanche-neige, puisque c’est d’elle qu’il s’agit. Dans un premier temps, nous essayons de nous poser la question de savoir pourquoi nous sommes aussi friands de notre image et dans un second temps, nous allons tenter de montrer pourquoi cette image qui nous apparaît dans le miroir est aussi insupportable qu’il nous faut la détruire et dans un troisième temps, nous essaierons de montrer et, c’est un peu ce que j’ai tenté de faire dans mon ouvrage, comment en nous regardant dans le miroir, nous pouvons par un effort de synthèse et de prise en compte de nos potentialités, aller de l’avant et construire une image réelle de nous, qui nous apporte non pas le leurre de la beauté, mais la réalité de nos ressources et de nos forces. 
Développement :
Le miroir comme un autre soi qui nous valorise et nous rassure
L’histoire de Blanche Neige, semble hautement intéressante, pour tenter de comprendre notre relation à nous même. Le miroir est un outil qui bien évidemment servira à vérifier que nous sommes bien apprêtés avant de sortir de chez nous, et par conséquent le passage de devant lui s’il peut être régulier, devrait être ponctuel et rapide.
Dans ce paragraphe, nous pouvons dire que lorsque nous regardons dans le miroir, nous pensons que grâce à la France, nous ne sont pas aussi pauvres que les autres pays de la caraïbe, que nous ne mourrons pas de faim, que ce n’est pas la guerre comme dans le proche et le Moyen-Orient. Et c’est vrai que toute communauté a ses us et ses coutumes, et pour tenter d’oublier la situation de désespoir dans laquelle nous sommes plongés, nous avons réussi à rythmer notre année civile en des périodes clés : Noël, qui grâce aux chanté nwèl, dure de novembre à fin décembre, le carnaval qui dure de décembre à mars, juste avant pâques, en attendant les grandes vacances. Seule la période de septembre à novembre n’a pas encore été attribuée, durant ces deux mois s’arrêtent les festivités et nous vivons dans la peur du cyclone. Tout se passe comme si, c’est uniquement par la fête que nous pouvions oublier notre quotidien, en rejetant l’idée que c’est par l’effort quotidien et sans relâche, que nous devrons construire notre avenir. Bien évidemment lorsque j’affirme cela, immédiatement on me répond « an an, c’est pas nous ça ». Et pourtant, nous savons que nous ne pouvons pas vivre seulement comme les premiers consommateurs de champagne, de tissus de déguisement de carnaval ou de repas champêtre, ou de bal gran moun ou plus récemment d’after work. Mais nous nous efforçons de croire que si nous fêtons en permanence, demain et le malheur viendront bien assez vite et que c’est ici bas qu’il faut ripailler, festoyer. Ce mode de pensée s’apparente au fonctionnement du bébé kangourou, qui ne peut connaître que plaisir, bonheur et réplétion. Vant pété, manjé pa gaspyé. Si ce temps apparaît essentiel pour l’équilibre individuel, notre organisme, notre psyché, ne peuvent se satisfaire de cette période festive ininterrompue. Et c’est illusion que de croire que le fait d’être français nous dispense d’être antillais, nous dispense que construire une société à notre image. Nous vivons par conséquent dans le leurre des pays riches alors que notre production locale, tous secteurs confondus, s’apparente à celle d’un pays pauvre. Et même si Aznavour a chanté que la misère est moins dure au soleil, je dirai après Fred DESHAYES que « nou a lanfè o paradi ». Parce que comment considérer notre réalité uniquement à travers celle que l’autre a fait e nous et qui nous rappelle sans cesse que nous vivons sous perfusion, que nous vivons des redistributions et des subsides. Comment peut-on être heureux et posséder un tant soit peu de fierté dans un tel système ? Vous me direz que nous faisons le bonheur des vendeurs de champagne, de vin, de costume et d’alimentation et que le bonheur des uns fait aussi le bonheur des autres mais enfin, il peut y avoir un minimum de fierté à ne pas vouloir être uniquement des beautés que l’on admire dans le miroir de la France. Vous comprenez bien mieux ainsi, pourquoi l’allusion à Blanche-Neige et notamment à sa couleur, n’est pas anodine dans mon propos. C’est effectivement l’idée que ce qui est blanc est bon et ce qui est noir ne l’est pas. Dans cette illusion du regard, le fait d’être français nous rend blancs et nous n’avons rien àà faire avec ces caribéens nègres mal blanchis. Mais nous oublions que le café au lait, s’il n’est pas lait, n’est pas café non plus, même si en apparence il ressemble au café. Tout se passe comme si le lait devenait beau et le café devenait laid.
Le miroir comme objet de détestation de nous-même.
A l’instar de Jean-Paul Sartre, pourrions dire que les miroirs feraient mieux de réfléchir avant de nous renvoyer notre image. Cette fonction de réflexion et pour tout dire à cette faculté humaine, donnée à un objet, nous rappelle que ne l’ont doit accepter la totalité de l’image renvoyée par le miroir et non faire une sélection soigneuse, en ne gardant que ce qui nous arrange. J’ai voulu ce livre, comme le témoignage de l’homme de manière authentique et non ce que nous donnons à voir et surtout pas ce que les autres voient de nous. En reprenant l’aphorisme de Pierre ALIKER, le jour de son hommage à Aimé CESAIRE, je dirai que « seuls les Antillais savent ce qui est bon pour eux ». En effet, nous continuons de regarder les autres, « les français de souche » pour reprendre l’expression d’Aure JEANGOUDOUX, comme étant la référence, en oubliant que nous possédons bien plus qu’eux, des ressources et des ressorts, pour construire notre avenir. Et j’ai vécu avec une infinie tristesse, la manière dont nos nationalistes, se sont mis à plat ventre, devant celui que Fred DESHAYES a appelé « Don Jego de la Vega ». Le Zorro qui arrivait, pour résoudre tous nos problèmes, comme si nous étions incapables de le faire par nous-mêmes. Si habituellement, nous avons peu de foi en nous même, au lieu de cultiver cette force que nous possédons et qui nous a permis en cent ans, de devenir des êtres humains à part entière, des penseurs, des intellectuels, les révolutionnaires en herbe, on enlevé toute considération, ont éradiqué en quelques jours, le peu de foi que nous avions en nous-même. En effet, voir insultée, humiliée, l’image de nos cadres, de nos chefs d’entreprise, de nos décideurs, et de nos politiques, et en même temps, voir accueillir comme Dieu sur Terre, des décideurs, des cadres, de politiques, uniquement en raison de leur origine ethnique et de l’image que le miroir nous renvoyait de nous, releva d’une violence innommable. Tout se passait dès lors comme si, il n’y avait plus rien à tirer de nous et que nous n’étions bons que pour la poubelle[2]. Mais pire, ce n’était pas seulement les décideurs et les référents de la société et que l’on détruisait mais aussi et surtout, l’espoir d’une promotion sociale chez tout un peuple, le rêve d’un avenir meilleur chez tout un peuple, et surtout, le développement insidieux de l’idée que tout ce qui nous ressemblait devait disparaître. Et c’est pour cela que je pense que ceux qui ont mis notre pays dans cet état, ceux qui ont entraîné une augmentation significative et toute particulière de la violence au sein même de notre peuple, devraient se regarder dans le miroir.
Le miroir comme prise de conscience de notre potentiel et de nos ressorts.
Par définition, mais c’est également ma pratique, je crois que nul ne peut décider pour nous et savoir mieux que nous, ce qui est bon pour nous. Lorsque nous nous regardons, il est essentiel de nous rappeler que le parcours que nous avons accomplis est d’abord et avant tout le nôtre. Sur le plan historique, c’est d’abord la capacité à vivre ensemble, avec nos différences et les différents apports des autres cultures qui constituent aujourd’hui la culture créole, qui fait notre richesse. A part dans le quartier de Manhattan, qui constitue un formidable réservoir de mélanges culturels et de cultures communes, je n’ai trouvé dans aucun pays visité, ailleurs que dans la caraïbe, une telle richesse. Je crois qu’il nous faut relire GLISSANT lorsqu’il parle de ce Tout Monde comme référence pour le monde de demain. Il nous dit : « j’appelle Tout Monde, notre univers tel qu’il échange et perdure en échangeant et, en même temps, la vision que nous en avons. J’appelle créolisation, l’interférence, le choc, les harmonies et les disharmonies et entre les cultures, dans la totalité réalisée de monde-terre (…) le Tout-Monde réclame et fait naître un langage neuf, un « déparler » qui est l’envers du discours convenu (…) il nous invite bien au contraire à faire œuvre poétique, à créer dans le langage et par le langage, cet imaginaire neuf dans lequel les histoires se croisent et se nouent ». Ma proposition est qu’aujourd’hui le monde entier s’archipelise et se créolise ». Je voudrais ici remercier Raphaël CONFIANT, qui m’a rappelé avec prévenance la nécessité de fonder ce nouveau mode de pensée, ce new deal culturel, en prenant comme référence, les atouts que suggèrent les travaux sur la créolité. Dominique CHANCE dans son article Apprendre à lire le Tout-Monde avec Edouard GLISSANT, nous dit, « dans son approche, le concept de « créolisation » englobe et dépasse les concepts de métissage ou d’acculturation, et répond à la mondialisation qu’il convient de combattre en tant que mise en relation forcée, selon le mode de l’uniformisation et de la domination « comme dilution standardisée ». Dans son approche de la créolité, GLISSANT nous donne une formidable définition de notre capacité relationnelle, de notre capacité à vivre ensemble, lorsqu’il dit[3] : « ceux-là qui sont remontés du gouffre ne se vantent pas d’être élus. Ils vivent simplement la relation, qu’ils défrichent, au fur et à mesure que l’oubli du gouffre leur vient et qu’aussi bien leur mémoire se renforce. Voilà pourquoi le peuple des Plantations, s’il n’est pas hanté par la nécessité de la découverte, se trouve doué pour l’exercice de la relation ». Autrement dit, nous devons non plus nous considérer comme à la traîne de l’histoire de l’humanité, mais comme les bâtisseurs de l’humanité et du monde de demain. Celle qui grâce à sa capacité d’assimiler, de construire et de reconstruire un monde forcément différent d’aujourd’hui et pour le bonheur de l’humanité. C’est dans ce miroir que je nous invite à nous regarder et non dans le rétroviseur, par peur d’affronter les réalités de demain car elles ne sont non seulement pas insurmontables, mais au contraire, elles seront construites par nous, si nous voulons bien nous en donner la peine.
Je vous remercie de votre écoute et de vos apports.
Errol NUISSIER
Lamentin, le 05 décembre 2013
Vous pouvez télécharger ce texte au format pdf : Errol NUISSIER Conférence à Tous Créoles le 05-12-2013



[1] Jacques LACAN, in le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je, telle qu’elle s’est révélée dans l’expérience psychanalytique, Ecrits, 1966.
[2] En écrivant ces mots, je ne croyais pas si bien dire car deux jours plus tard, lors d’une manifestation des planteurs de Sainte-Rose, le buste de Félix Eboué a été retiré de son piédestal pour le placer sur une buse, devant une poubelle ouverte, prête à le recevoir.
[3] Edouard GLISSANT, Mahoganys, p. 216-217, le Seui 1987.

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