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Paul Gauguin en Martinique et la recherche existentielle par la couleur et le féminin

Résumé

De nombreuses biographies omettent la période picturale martiniquaise de Paul Gauguin. Pourtant, elle s’impose comme une transition sans laquelle il est impossible de comprendre l’évolution décisive post-impressioniste de l’artiste. Une transition vers l’essence des tahitiennes et plus tard vers le tableau dominant et ultime « D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? » – 1897.

Paul Gauguin en Martinique et la recherche existentielle par la couleur et le féminin

Des détracteurs aux admirateurs, rares sont ceux qui s’accordent sur la personnalité complexe et hors normes de l’artiste peintre, Paul Gauguin.

Ses origines métissées, franco-péruvienne et espagnole, son environnement familial politisé et son éducation catholique ne seront pas étrangers à un parcours de vie s’exprimant dans une recherche exaltée et artistique de l’ailleurs.

Paul Gauguin naît à Paris le 7 juin 1848, dans une famille bourgeoise dont les convictions politiques sont marquées et libérales.

Sa grand-mère maternelle, Flora Tristan de Moscoso (1803-1844), femme de lettres et féministe, joue un rôle remarqué dans le débat social et du socialisme utopique internationaliste, dans les années 1840. Elle s’en démarque, cependant, par une foi religieuse et mystique. Elle se bat pour le droit au divorce et s’insurge contre la condition subie par les ouvriers et les esclaves. Le père de Paul Gauguin, Clovis Gauguin (1814-1851) quant à lui est un républicain, ennemi de Louis-Napoléon Bonaparte et s’exile avec sa famille au Chili.

Paul, âgé de sept ans, est scolarisé au petit séminaire de La Chapelle-Saint-Mesmin où l’Evêque d’Orléans dispense une éducation religieuse stricte. A dix-sept ans, il s’engage dans la marine marchande découvrant le monde pendant une période de six ans. Parmi les escales de ce tour du monde figure l’île de la Martinique.

En 1874, Paul Gauguin rencontre Camille Pissaro et la passion de la peinture. Il s’intègre rapidement dans un groupe d’artistes impressionnistes. C’est à partir de 1886, à Pont-aven, en Bretagne, où de nombreux artistes se réfugient pour y trouver l’inspiration, que Paul Gauguin affirme un style novateur s’éloignant peu à peu de l’impressionnisme tout en exacerbant une exigence d’ailleurs. Un tournant, à la fois dans sa vie privée, par lequel il s’éloignera de sa famille et dans sa vie sociale, le menant à se libérer du carcan de la société occidentale.

L’artiste dans son tableau « La danse des quatre bretonnes » 1886, pose les éléments qui constitueront les bases de sa recherche picturale et spirituelle, une aspiration qui s’imposera en mode crescendo par une quête toujours inassouvie d’un absolu inaccessible, se concrétisant cependant dans ses œuvres futures, par l’abstraction des représentations particulièrement féminines et l’épuration des lignes.

La danse des quatre bretonnes : le féminin, les coutumes traditionnelles par les vêtements et les positions ou mouvements (ici la danse) et le sens métaphysique par l’approche d’une vérité ancestrale de l’Etre. Ce tableau est imprégné du style impressionniste quoique le questionnement et l’état psychique de Paul Gauguin y transparaissent. Les couleurs sont encore loin d’atteindre la transcendance offerte par les tableaux des tahitiennes.

En avril 1887, Paul Gauguin décide de partir avec le peintre Charles Laval (1861-1894) pour Panama. Ils y restent un mois, puis déçus, s’embarquent pour la Martinique, à la recherche d’inspirations et d’un environnement « débarrassé des influences occidentales ». Cette aspiration à un ailleurs est commune parmi les artistes. Des années plus tard, Antonin Artaud (1896-1948), écrivain, partagera ce même désir, en voyageant vers le Mexique, à la poursuite d’une « nouvelle idée de l’homme ».

Les deux artistes s’installent à l’Anse Turin en juin 1887, au Carbet, dans des conditions basiques en dehors de la ville de Saint-Pierre, afin de fusionner avec une nature tropicale et généreuse. Gauguin peindra, dans ces lieux, un nombre conséquent de toiles.

De nombreuses biographies omettent la période picturale martiniquaise de Paul Gauguin. Pourtant, elle s’impose comme une transition sans laquelle il est impossible de comprendre l’évolution décisive post-impressioniste vers l’abstraction accrue, l’orientation vers le synthétisme, l’aplat des couleurs plus violentes dans leur parallélisme avec un mysticisme en dualité extrême entre lumière et pénombre de l’artiste. Une transition vers l’essence des tahitiennes et plus tard vers le tableau dominant et ultime « D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? » – 1897.

La période martiniquaise est annonciatrice d’une pose des couleurs qui ne se contente plus d’accompagner les formes mais exprime une puissance créatrice, celle par laquelle l’artiste ose dépasser sa condition humaine.

Le séjour en Martinique d’une durée de cinq mois est particulièrement fructueux en recherches et en œuvres :

Allées et venues, Madrid, Museo Thyssen-Bornemisza.

Au bord de la rivière, ou Au bord de l’étang, Amsterdam, Van Gogh Museum.

Autour des huttes, collection privée.

Bord de mer, I , La rade de Saint-Pierre vue de l’Anse Turin, Copenhague, Ny Carlsberg Glyptotek.

Bord de mer, II, collection privée.

Conversation,Tropiques, ou Négresses causant, collection privée.

La cueillette, ou Aux mangos ou Les manguiers, Amsterdam, Van Gogh Museum.

Fleuve sous les arbres, ou La Mare, ou Paysage de Martinique, Munich, Neue Pinakothek.

Huttes sous les arbres, collection privée.

Nature morte aux mangues et à la fleur d’hibiscus, ou Fruits exotiques et fleurs rouges, collection privée.

Palmiers, collection privée.

La petite laveuse, collection privée.

Végétation tropicale,  Edimbourg, National gallery of Scotland.

Village en Martinique, ou Femmes et chèvres dans le village, Jérusalem, Israel museum.

Une lettre écrite en septembre ou octobre 1887, au peintre Émile Schuffenecker (1851-1934)  dévoile la qualité accordée à ses créations en Martinique :

« Je rapporterai une douzaine de toiles dont quatre avec des figures bien supérieures à mon époque de Pont Aven ».

Dans une lettre adressée à Charles Morice en 1890, Gauguin parle de ses oeuvres en ces termes : « L’expérience que j’ai faite à la Martinique est décisive. Là seulement je me suis senti vraiment moi-même, et c’est dans ce que j’ai rapporté qu’il faut me chercher si l’on veut savoir qui je suis.»

Avec le tableau Les manguiers, la valeur transitionnelle, sur le parcours de recherches à la fois spirituel et stylistique, est évidente. On y retrouve les personnages féminins vêtus de façon traditionnelle, rappelant La danse des quatre bretonnes, mais leurs formes sont dans une sensualité de mouvement évoquant les tableaux des tahitiennes peintes plus tardivement. Les couleurs sont plus tranchées, étendues et les paysages moins détaillés s’offrent à l’interprétation des yeux au lieu de se positionner dans une réalité imposante. Cette œuvre a été achetée, en premier lieu, par les frères Van Gogh, Théo et Vincent.

Les tableaux Allers et venues, Bord de mer ou Rade de Saint-Pierre, attestent la recherche pointilliste, s’éloignant toutefois du réalisme impressionniste. Les étendues de couleurs suscitent un appel d’impressions abstraites, mais encore vascillantes et incertaines. Les personnages semblent s’allonger et se flouter dans une abstraction évocatrice de positions et de démarches lascives.

Ces derniers tableaux sont déterminants quant à l’apparition du synthétisme et plus tard du symbolisme, mouvements dans lesquels Paul Gauguin joue un rôle de précurseur. Il écrira que l’art est le résultat d’une fusion de l’expérience intime de l’artiste et de sa perception du réel en mettant en avant la réception émotionnelle plutôt que l’analyse intellectuelle.

Le séjour en Martinique préfigure également le rejet total d’une adhésion à la vie occidentale. Une lettre écrite à Mette, son épouse danoise, quelques mois avant son départ pour Tahiti, confirme cet état d’esprit : « Puisse venir le jour (et peut-être bientôt) où j’irai m’enfuir dans les bois sur une île de l’Océanie, vivre là d’extase, de calme et d’art. Entouré d’une nouvelle famille, loin de cette lutte européenne après l’argent. Là, à Tahiti, je pourrai, au silence des belles nuits tropicales, écouter la douce musique murmurante des mouvements de mon cœur en harmonie amoureuse avec les êtres mystérieux de mon entourage. »

Paul Gauguin, paradoxalement à l’analyse superficielle que certains pourraient avoir, est un catholique convaincu et un fervent lecteur de la Bible. On découvre, au sein de son parcours des peintures sacrées, telles que Le Christ jaune, 1889 et tout au long de ses créations, on devine une lutte sous-jacente entre les démons et la lumière. Les couleurs ainsi que les représentations du féminin  expriment un état spirituel extatique. La couleur particulièrement, l’élément de base de l’artiste peintre est un vecteur de la puissance créatrice qui rend possible le rapprochement avec Dieu. Là se trouve la signification du « testament pictural » de Paul Gauguin, D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? (1897-98), Huile sur toile, 139,1 × 374,6 cm, Museum of Fine Arts, Boston.

Car ce tableau, puissant en sens métaphysique, définit la quête spirituelle de Paul Gauguin, élément clé qui explique non seulement cette expression passionnelle passant par la peinture, mais également son ascension graduelle, ponctuée par le temps et les lieux, allant des œuvres impressionistes aux œuvres symboliques. Ascension dont le nœud gordien se trouve dans la période martiniquaise.

Paul Gauguin meurt le 8 mai 1903. Il est enterré dans le cimetière d’Atuona, à Hiva Oa, aux îles Marquises.

Quant aux tentatives de cerner la personnalité de Paul Gauguin, David Sweetman, critique d’art britannique et auteur de la biographie Les Vies de Gauguin, donne une idée de toutes les descriptions, souvent sordides, mises en avant par des critiques sur l’artiste : « le peintre est tour à tour décrit comme solitaire, arrogant, lunatique, grabataire, anarchiste, traîne-misère et buveur d’absinthe ». Par contre David Sweetman conteste les rumeurs sur un Gauguin qui serait à la fois colonialiste, patriarcal et touriste sexuel. Une telle description constitue selon lui une « abstraction de la profondeur de la pensée » de l’homme qui a su voir la complexité d’une culture occidentale éloignée de la nature et a réussi à susciter un  intérêt certain sur l’art non-occidental.

Caroline Boyle Turner a poussé ses recherches sur Gauguin jusqu’à l’analyse génétique (voir la note en bas du texte).

« Je suis un sauvage et les civilisés le pressentent car, dans mes oeuvres, il n’y a rien qui surprenne, déroute, si ce n’est ce malgré moi de sauvage », ainsi se décrit l’artiste lui-même, sans aucun fard. Il aime également rappeler, à qui veut bien l’entendre, ses origines Incas.

La Martinique est profondément marquée par la présence créatrice de Paul Gauguin durant quelques mois en 1887. A un tel point que Georges Planet crée, en 1969, une association afin de soutenir le projet de création d’un musée Paul Gauguin, projet qui devient une réalité grâce à la mairie du Carbet et ouvre ses portes dès 1978. Ce musée devient « Centre d’interprétation Paul Gauguin » et est ouvert au public depuis le 13 juillet 2017.

Enfin, le musée Van Gogh d’Amsterdam a accueilli, en 2018, une exposition consacrée à la période martiniquaise de Paul Gauguin, marquant ainsi la reconnaissance de l’impact de la Martinique sur son parcours créatif.

Aurore Holmes, membre de Tous Créoles

 Note : Paul Gauguin & les Marquises, un paradis retrouvé ? Caroline Boyle Turner, (2016)

« Après avoir trouvé son ADN, je voulais aller un peu plus loin et savoir ce qu’il en était réellement de cette maladie de la syphilis qu’on lui attribuait. À cette époque il y avait deux médicaments pour traiter la syphilis : l’arsenic et le mercure, deux métaux lourds qui restent sur les dents. Après des examens menés par des scientifiques de Chicago, aucune trace de ces deux métaux n’a pu être détectée sur les dents. Or, dans son puits, on a découvert beaucoup d’autres médicaments tels que du baume du tigre pour les maux de tête, des médicaments pour ses problèmes de peau avec plaies ouvertes, d’autres pour l’estomac. Cela veut dire, soit qu’il n’était pas atteint de syphilis comme on le dit, soit qu’il l’avait mais ne se soignait pas, ce qui serait très étonnant. »

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