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L’ŒIL D’UN CYCLONE, par Dominique DOMIQUIN

« Je n’ai pas le droit, moi, homme de couleur, de souhaiter la cristallisation chez le Blanc d’une culpabilité envers le passé de ma race. Je n’ai ni le droit ni le devoir d’exiger réparations pour mes ancêtres domestiqués . Je ne suis pas esclave de l’esclavage qui déshumanisa mes pères. » Frantz Fanon

Les évènements du 1er trimestre 2009 me laissent un goût amer. Tout avait pourtant si bien commencé. C’était un jour banal d’un mois de janvier ordinaire. Je ne sais comment, au gré d’un zapping désabusé, je m’étais retrouvé scotché à mon écran télé, comme hypnotisé. Il nous arrivait quelque chose d’inédit, d’inattendu, de fondamental : Ça se passait au WTC à Jarry. Sous mon regard joyeusement incrédule, un bougre à cheveux grainés était en train de secouer le cocotier Guadeloupe. Et avec quelle vigueur ! Ça a duré des heures et ça m’a pourtant paru trop court, j’en redemandais ! Le gars avait la tchatche, i té ni lokans ! J’ai pensé en moi-même « Il nous ressemble ». Non, il ne s’en laisserait pas compter et son équipe soudée semblait bien déterminée à river leurs clous à l’Etat complaisant, aux politicards inconséquents et aux patrons voyous !

Au téléphone, parents, voisins, amis et collègues exultaient : enfin, nous allions faire sauter le couvercle du canari ! Enfin, nous allions stopper la macération et le manger-cochon dont nous étions tous complices pour initier autre chose, AUTREMENT. Pour moi, c’était limpide : des Etats Généraux se déroulaient sous nos yeux, créés et conduits par une société civile consciente de sa force et sachant ce qu’elle voulait ! Puis il y eut le deuxième jour. Et puis un autre…


A mesure qu’il déroulait sa rhétorique, la gêne fugace qui m’avait effleuré lors de certaines approximations du leader charismatique fit place à une certitude plus nette : il nous menait à l’enlisement tout en accusant l’Autre de chercher le pourrissement. Ça sentait l’engrenage stérile dont l’UGTG a fait sa marotte : la politique du « Fann tchou ». On dénonce, on brocarde, on tonitrue, on menace, on boude puis on casse ses joujoux au nom de la justice et de l’équité. Ainsi l’on posa des questions cruciales en feignant de n’entendre ni de comprendre les réponses. Sentant s’accélérer le pouls de la foule, l’on brandit les ferments d’une explosion sociale imminente dont les Autres seraient seuls comptables et responsables. Aurions-nous été si longtemps muets que la parole retrouvée nous aurait rendus sourds ? Fallait-il n’attendre que des puissants (pourtant honnis) qu’ils trouvent à eux seuls et sur-le-champ toutes nos solutions ?

Naïvement, je crus que la manœuvre consistait à mettre en évidence leur ineptie pour mieux avancer des propositions solides et préalablement mûries. Il n’en fut rien. Que le populo se délecte de la soudaine impuissance des puissants, c’est compréhensible et somme toute de bonne guerre lorsque le roi est nu. Encore eut-il fallu que cela ne durât point… Hélas ! le LKP n’avait que des questions. De bonnes questions mais pas de projet, pas de plan, sinon une plate forme de revendications où l’Essentiel côtoyait sans complexe l’Incongru. L’establishment étant inaudible, sans logiciel approprié, la foule n’ayant que sa colère et ses frustrations, le LKP s’enferra dans une morgue autiste et le préfet se leva. Aussi nationaliste soit on, il faut admettre qu’à cet instant précis, tout est parti en couille…

Je ne compte pas refaire le film que nous ne cessons de repasser en boucle pour essayer de comprendre où nous avons merdé. Ce disant, évidemment, je m’inclus. Car nous sommes toujours tous coupables quand quelque chose tourne mal dans « ce petit péyi la sa ». Charité bien ordonnée commence par soi-même.

Durant les 44 jours qui suivirent, comme tout un chacun, j’étais suspendu à ma radio. A grands coups de ka, les media nous tenaient « mobilisés ». En ces temps de solidarité neuve, il fallait nous faire oublier que nous nous privions nous mêmes du minimum vital : nourriture, essence, eau, électricité. Seule la propagande tenait lieu d’information. L’antenne était aux antiennes : « kolonyalis fwansé, lèsklavaj, pouvoir occulte béké etc. » ou encore : « LKP irréprochable, maîtrise ses dossiers, 10.000 personnes dans les rues, euh… 100.000 ? Deux fois, trois fois ? Adjugé ! » Le tout sur fond de « An pa mandé koulè nwè la… » (car notre couleur de peau est, qu’on se le dise, une malédiction Divine). Une nouvelle sémantique permettait toutes les audaces ; briser les devantures, molester personnels et gérants pour forcer la fermeture des magasins devenait « obtenir la solidarité du commerçant ».

Par conséquent, tonton macoute se lisait : « Sécurité LKP ». Encouragé par moult journalistes « z’engagés », l’auditeur « pro lyannaj » s’extasiait d’avoir fouillé un igname, caressé un fouyapen, aperçu de la morue salée ou savouré un bon jus de mangouste… En Guadeloupe, une brave femme appela pour dénoncer à la kommandantur un voisin pwofitan qui cachait son manguier couvert de fruits au Peuple affamé. Pas question de demander à certains leaders du mouvement identitaire et/ou/donc/or/car/mais social si leurs fausses mèches blondes, 4×4 Audi, fringues Gucci, Chanel ou Dior étaient vraiment « raccord » avec le credo marxiste-léniniste-trotskyste-national-socialiste-maoïste-soubawou… Encore moins de savoir pourquoi on faisait peinard ses courses chez Carrefour ou Cora en T-shirt LKP tout en invitant le Peuple à boycotter ces enseignes.

J’ai durant ces heures sombres perdu confiance dans nos media. Ils ne nous ont manifestement pas tenus informés. Car nos propres yeux captaient une réalité que la presse taisait, sinon pour nous enjoindre à nous méfier de nos sens comme de notre bon sens… Mais peut être en a t’il toujours été ainsi. Peut être étais-je, auparavant, un ingénu ? Trop longtemps muselée, la presse préférait-elle désormais être la voix d’un maître d’élection ? En attendant, il fallait montrer patte noire pour accéder aux ondes. Oui, en ces temps obscurs, tout auditeur ou téléspectateur suspecté d’esprit critique était coupé sans ménagements. Le sésame était : « Nou sé nèg ! nou sé viktim ! » Dès lors vous aviez droit au crachoir. Car le génie du LKP fut de rassembler un maximum de monde malgré les antagonismes naturels de personnes et de vues. Quel a été le Plus Petit Commun Détonateur ? Selon moi : la mélanine. Pour nous guadeloupéens, la grille de lecture privilégiée est celle de la race. Elle s’applique à tout comme un filtre voire un masque. Quoique rudimentaire, elle tend à devenir notre unique outil d’appréhension du monde. Elle fait de la blessure sacrée de Césaire un bouclier imperméable à la raison, donc à l’analyse et à la critique. Elle nous autorise à nous figer en victimes cristallisées sur une étagère bancale de l’Histoire ; « traite », « esclavage » et « colonisation » étant les seules inscriptions lisibles sur les bocaux qui nous renferment. Attention ! Je ne dis pas que nous ne sommes qu’une bande de paranos ingrats entretenus par la nation dans leur paradis tropical. J’essaie simplement de dire que si l’injustice existe, qu’elle est héritée de l’esclavage et du colonialisme tous deux liés à un phénotype et à rien d’autre, nous devrions pouvoir le démontrer de la manière la moins réfutable qui soit.

Parallèlement à la lutte sociale, les têtes du LKP nous ont appelés à l’union contre l’entreprise séculaire de l&
#8217;homme blanc (béké, métro, Etat, France) et de ses sicaires (politiciens, patronat, préfet, manblo) visant à nous annihiler. Cette tactique, fédératrice dans un premier temps, a « gentiment » trouvé sa limite. Car la « noiritude » n’explique ni ne résout rien. A trop vouloir nier les variables de temps et d’espace, à tenter d’abolir toute mise en perspective, toute nuance dans nos problématiques, nous nous sommes si bien empêtrés dans nos contradictions que kod a yanm fin pa maré yanm… On me dira : Et Luther King ? Mandela ? Delgrès ? N’ont-ils pas défendu les mêmes causes, combattu les mêmes iniquités pour les mêmes motifs ? Je répondrai que là encore, c’est voir les choses par le bout teinté de la lorgnette. KKK, apartheid, lynchages, tortures, assassinats, rétablissement de l’esclavage ne sont (à ma connaissance) pas le lot du guadeloupéen d’aujourd’hui. J’ajouterai qu’il n’a jamais été question pour ces leaders de remplacer la domination de l’homme blanc par l’hégémonie de l’homme noir. Sans parler des méthodes ! Chez nous en revanche, la mobilisation avait des contours pas très clairs et son timonier avait un je-ne-sais-quoi de Juan Peron… Qu’à cela ne tienne ! D’estimables universitaires ont comparé avec lyrisme ce mouvement à la révolution des œillets. Des notables bien bourgeois ont pu citer Proudhon : « La propriété, c’est le vol ! ». Certains chefs d’entreprises ont signé des engagements défiant toute logique économique. Le politique même, plutôt que tenir bon la barre quand le bateau tanguait épousa tant le « mouvman » qu’il manqua d’être emporté par une vaguelette ochlocratique. Mon sentiment est qu’ils ont été Noirs. Pas forcément guadeloupéens.


Si comme tout le monde j’ai été emballé au départ, c’est parce que persistent des injustices criantes. Nous les connaissons tous. Mais d’où viennent-elles réellement ? Quelle est leur véritable nature ? Qui les alimente plus ou moins consciemment ? La départementalisation était-elle un moyen ou une fin en-soi ? Notre épiderme est-il la substance de notre être ? Quel est notre rapport exact à l’Afrique ? Les luttes pour la valorisation ou la diffusion de la langue créole, la sauvegarde de notre patrimoine culturel, historique et naturel se gagnent-elles malgré l’opposition de l’Etat ou avec son soutien logistique et financier ? Si nos artistes ne vivotent que de subventions, n’est-ce pas parce que nous préférons le made in USA à toute œuvre issue de nous-mêmes qui ne fasse ni danser ni pisser de rire ? Vivre sur un bijou d’île, département français bénéficiant des fonds européens, au cœur de la Caraïbe, en plein continent américain, est-ce une punition ou une chance ? Je n’ai pas de réponses toutes faites. Mais puisque nous sommes fins prêts à regarder la réalité au mitan de ses cocos yeux, an nou ay ! Confrontons, débattons, mais AVANCONS ! Inutile de refaire l’île chaque dimanche en famille entre deux makrélaj sur cousin Untel. Si nous aimons la Guadeloupe, répondons sans hypocrisie aux questions qui font mal. Un jour -c’est mathématique- la France sera dirigée par un noir. Si l’ordre public est menacé en Guadeloupe et que celui-ci nous envoie des gendarmes plus foncés que nous, passée la surprise nous en serons encore à crier au « Nèg a blan ! » Ça n’a jamais arrêté une matraque… Ça ne fera pas avancer le schmilblick à moins que nous ne tranchions enfin la question à un milliard de dollars : Lendépandans ! (Brrr ! j’ai peur !)

Pourquoi je n’ai pas participé à la longue marche du LKP : Si l’on m’avait proposé de manifester clairement pour l’indépendance de la Guadeloupe, en me démontrant objectivement en quoi ce choix était viable et profitable au plus grand nombre (même à très long terme), en m’expliquant de façon réaliste quels sacrifices concéder et comment m’y préparer. Si les leaders du mouvement m’avaient montré l’exemple en renonçant à leurs privilèges de fait ; j’aurais marché.


Si, selon une autre logique, on m’avait proposé de manifester simplement en tant que citoyen français pour la stricte application du droit en Guadeloupe, la justice sociale, la fin des monopoles incontrôlés, de l’économie de comptoir, un développement local harmonieux, le contrôle de l’utilisation des fonds publics, la mise à-plat des évènements de mai 67, du dossier « chlordécone », la détermination d’une politique culturelle ; j’aurais marché.

Mais la cohérence et la vérité toutes bêtes n’étant pas suffisantes, le LKP adopta une position étrange : « La Gwadloup sé tan nou, la Gwadloup sé pa ta yo, Fo yo ban nou 200 éwo, pas nou osi nou sé fwansé ». Il m’offrit au passage d’attribuer toutes mes frustrations, mes échecs, mes lâchetés, mes compulsions (et j’en ai moult) aux persécutions dues à ma couleur. Or ma couleur ne m’a rien fait. Elle me sied à merveille. M’encourageant à briser mes chaînes, on m’a proposé le rôle peu reluisant du maître-chanteur affectif de la marâtre-patrie orfèvre en leçons droits-de-l’hommistes. J’avoue que c’était tentant… mais je ne suis plus un enfant. Depuis quand la souveraineté nationale est-elle une revendication camouflée ? Elle n’a besoin ni de postiches ni de cosmétiques. Pas plus que la Révolution ne se brode en filigrane. Lorsqu’on a des convictions tranchées et solides, on les assume, on va au bout, comme le Che ! Sinon on donne l’impression d’avoir quelque chose à cacher ou à perdre… Alos an pa maché. La superbe idée d’un vrai Lyannaj a pâti du flou de sa rhétorique socio-sociétalo-nostalgico-séparatisto-racisto-vendetto-ambivalo-semirévolutionnaire.

Et l’identité, dans tout ça ? A en croire une certaine doxa, identité et nationalisme son forcément liés. Nous n’aurions qu’une alternative :

  • Soit être des larves assimilées singeant Vercingétorix sous l’œil hilare des vrais hexagonaux caucasiens.
  • Soit bouter le françois leucoderme hors de l’île pour enfin renaître de kréyol, de léwoz et de salaisons.

Je n’ai pas la vanité de prétendre connaître l’identité guadeloupéenne mais pour moi, la vérité s’étire subtilement bien loin de ces deux extrêmes. Car où qu’on cherche à se tourner demeure le legs indivisible de l’esclave, du maître et des amérindiens. Comment pourrait-il en être autrement ? Notre société est née de la monstruosité humaine ; celle du Caraïbe qui massacre l’Arawak avant d’être décimé par le blanc, celle du nègre qui vend le nègre à tous ceux qui achètent, celle du blanc qui avilit le nègre durant des siècles, celle du nègre qui n’a plus besoin de personne pour se maintenir la tête sous l’eau.

Je cherche un béké ou un blanc péyi sans gwo ka, sans kwi, sans zandoli, sans ignames, sans La Plaie Béante de l’Histoire, sans séismes, sans massalé, sans pichinn, sans mal-être, sans Ignace, sans Richepance, sans Vélo, sans flamboyant, sans Monnerville, sans Rupaire, sans kréyol, sans son île…


Je cherche un nègre sans kibi, sans columbo, sans mabouya, sans ajoupa, sans français, sans canne à sucre, sans biguine, sans vin AOC, sans Le Crime Fondateur, sans Solitude, sans gommier, sans chevalier de St Georges… Je cherche
un syrien et un libanais sans code noir, sans colibris, sans woukou, sans gadè-zafè, sans zouk, sans piment, sans tour Eiffel, sans madras, sans chutes du carbet, sans lapli si tol, sans chanté nwèl, sans alizés, sans criquets… Je cherche un indien sans soukouyan, sans manioc, sans karapat, sans collier choux, sans ambivalence, sans siwo batri, sans Voltaire, sans Afrique, sans PMU, sans moulins d’avant, sans zébu, sans wassou, sans Gerty Archimède… Je cherche un juif, un italien, un vietnamien, un haïtien sans ouragans, sans Soufrière, sans golomines, sans lambi, sans té a fey, sans bilharziose, sans cagnard, sans chodo, sans De Gaulle, sans dombwé farinn Fwans, sans Mai 67… J’ai beau user mon regard, je ne vois que des hommes et des femmes qui ne savent pas qu’ils ont déjà gagné. Des guadeloupéens qui ignorent que la main qui tient le fouet appartient toujours au même corps que celle qui supplie d’arrêter. Qui n’entendent pas que le pardon est aussi difficile à demander qu’à accepter. Nous sommes une Prouesse. Nous sommes des survivants. Des invaincus. Aussi uniques que les corses, les vendéens et les basques. A nuls autres pareils, comme les barbadiens, les haïtiens et les portoricains. Aucun assistanat, aucun changement de statut, aucune indépendance ne nous dira jamais qui nous sommes. Le début de réponse est peut-être : « Nous-mêmes, tout simplement ».

J’ai bientôt quarante ans. Durant ma scolarité en Guadeloupe du CP au lycée, nul ne m’a enseigné que mes ancêtres étaient gaulois. Des enseignants noirs et blancs m’on appris ce qu’était un karakoli et qui était Louis Delgrès. J’ai appris à dessiner mon île dès l’école primaire et à localiser sur la carte la Soufrière, le nom des villes et des rivières principales. Mon prof de philo Laurent Farrugia m’a fait lire Fanon, Sartre et appris l’origine arabe du mot « Guadalupe » : Oued el Oub : « la rivière de l’Amour »… vaste programme !) Il nous a présenté en classe Hector Poullet, grand samouraï de la langue créole. Mon bac en poche, sans que personne ne m’y pousse, j’ai choisi une fac à Trinidad, fait un crochet par Fouillole puis achevé mon parcours dans une école de jazz à Paris. J’ai simplement tiré profit de tout mon environnement avec le seul soutien financier de mes parents pas riches… Honnêtement, ce qui me choquait le plus à l’époque, c’était l’absence totale de nègres sur les publicités au bord des routes ; Sa ou mandé mwen an ké baw ! Si j’avais su…

Si Elie Domota était mon ami, je lui dirais : « Citoyen, honneur sur toi et les tiens ! Tu t’es dressé et battu, personne ne t’ôtera cela. Cependant la guerre froide est finie. Le petit livre rouge n’est plus très lu en Chine et Cuba s’ouvre au capitalisme. La Guadeloupe ne peut plus se permettre qu’on la fossilise aux temps de l’esclavage et des colonies. Nos Ancêtres méritent mieux que d’être pris en otages. Même si tu as lu Marx et Mao, tu ne peux plus faire l’économie de Glissant, Rawls ou Sun Tzu. Car la morale n’est pas le droit. Crier n’est pas se faire entendre, affirmer n’est pas démontrer, imposer n’est pas négocier, flatter la foule n’est pas l’éclairer, blâmer l’autre n’est aucunement prendre ses responsabilités. Quand tu sauras que TOUT le peuple est le seul carburant sur lequel tu puisses compter, aucune victoire ne te sera interdite. Après un grand tumulte la société des hommes, pour s’apaiser, convoque un bouc émissaire. Si tu ne souhaites pas être celui-là, assure-toi qu’après l’incendie « pèp Gwadloup », soudain hagard, n’en vienne à s’écrier : « Elie, Elie ! Lamma sabachtani ? »

Si Victorin Lurel et Lucette Michaux-Chevry étaient mes amis, je leur dirais : « Compère, Commère, si chaque fois que tu convoites les miettes du Pouvoir Infime, tu t’assieds à la table de l’Ennemi (un coup blanc, un coup noir), ne prend pas cet air stupéfait lorsqu’il vient collecter son dû. Peu importeront le métal ou la hauteur de ta statue posthume, l’Histoire passera froidement ton œuvre au crible et tu seras tout de même compté(e) et pesé(e). A quoi bon t’entourer de crabes sans pinces sous prétexte que nulle tête n’est censée dépasser la tienne ? Quand à aider ta famille et tes amis, n’oublie jamais qu’une fois élu(e), nous tous, guadeloupéens, devenons ta seule famille et tes seuls amis. »

Si Willie Angèle était mon ami, je lui dirais : « Frère, ce qui s’est passé a forcément vrillé au tréfonds de toi, puisque tu es Guadeloupéen. Comme c’est parti, tu as forcément compris que l’Etat n’entend plus être le sauveur de miches systématique du patronat local. Cette fois, c’est passé juste, Willie. Très juste… Ricardo, Keynes, Smith et les autres ont eu beau être concrets et pragmatiques, ils n’en sont pas moins refroidis aujourd’hui. Il est peut être temps que tu penses par toi-même et, surtout, que tu veilles à ce que s’applique le droit et tout le droit au sein des entreprises que tu choisis de représenter. Aies confiance en toi. Aies confiance en nous. Il n’y a que le premier pas qui coûte ! ».

Si Edouard Glissant, était mon ami, je luis dirais : « Eddy, ta Poétique, aussi vitale et régénératrice soit-elle, ne nourrit que l’âme de l’élite des élites. Vulgarise, mon pote, Vulgarise ! Rejoins-nous au ras des pâquerettes et tu comprendras pourquoi par gros temps de Crise Mondiale, quand viennent à manquer panem et circenses, ventre affamé n’a point d’oreilles. Et puis de grâce ! Jette un œil sur ton rhizome et sur ton Tout-Monde que des bwabwa assaisonnent en toutes sauces sans y entraver une patate ! »

Si Alain Huygues-Despointes était mon ami, je luis dirais : « Vieille branche, ton intime et le mien sont mêlés comme cendre et farine. Il y a belle lurette que tu as perdu la partie. Bois doucement ta tisane et retournes te coucher comme le docteur a dit. Déjà tu n’es plus que le croquemitaine moisi qu’on sort pour faire peur aux pyopyo. Tes aïeux ont tout tenté pour que chacun reste dans son casier. Mais tu sais bien qu’en vrai, ça n’a jamais fonctionné. Un jour inéluctable, un dolichocéphale prognathe, foncé, crépu et bien lippu portera ton nom. Héritier vrai de ta lignée comme de chaque petit sou patiemment amassé, il dormira bienheureux dans ton lit et flatulera d’aise dans tes draps de soie. Il aura, comme disait Brel, une banque à chaque doigt et un doigt dans chaque pays. Le soir venu, il dînera face à ton portrait sépia. Veilles donc dès aujourd’hui à ne point trop lui causer d’embarras… Allons, embrasse moi ! N’oublie pas ta camomille et souffle bien la chandelle. »

Si Nicolas Sarkozy était mon ami, je lui dirais : « Nico, en te laissant les clefs, le vieux Jacques t’avait caché qu’une bombe ou un pet de moustique font égale déflagration sur notre île, d’où ton retard à l’allumage. Tes conseillers ont su jouer de nos peurs et de notre ambivalence. Ils ont deviné qu’une fois de plus nous ne donnions que l’impression du mouvement. Tu fus « stratégie politique » quand nous ne fûmes que « tactique syndicale ». Mais ni la nation ni l’Etat ne sortent grandis de la crise antillaise… Saches que tout ce qui touche la Guadeloupe affecte absolument le destin de la France, donc celui de l’Europe. Il en est ainsi depuis des siècles. Nicolas, ne nous
sous-estimes plus. Nous ne sommes ni prétentieux, ni de mauvaise foi, seulement pareils à toi : bien français ! Tu as beau jeu de nous tendre un miroir et un dictionnaire quand rien n’est réglé au fond. Il se pourrait qu’un jour, nous te prenions aux mots. Yékrik ! »

Alors quoi ? Se pourrait-il qu’après 44 jours d’une mobilisation sans précédent, la mort de Jacques Bino et celle du jeune Fiston, tous ces sacrifices n’aient servi à rien ? Bien malin qui pourra répondre… Je dirais que commencent des chantiers, que des pistes se dessinent, que l’injure semble faire place à l’échange, mais qu’une fissure s’est indéniablement créée entre nous-nègres. A fortiori entre nous-guadeloupéens. Nous sommes dans l’œil d’un cyclone. Car loin des caméras et des slogans, chacun a vécu « la chose » à sa manière. Durant nos vacances, la mer mange le rivage et reflue. Les enfants jouent dans le sable tandis qu’Etat, collectivités et LKP sollicitent fiévreusement notre avis en vue d’une Nouvelle Donne. Quand à connaître le dessous des cartes… Time will tell.

Reste intacte notre hantise d’un passé vis à vis duquel nous peinons à nous positionner individuellement et collectivement. Notre Histoire métisse, intriquée, violente, pourrait à elle-seule expliquer notre tendance chronique à la défiance et au repli sur soi. Comment soutenir la cadence effrénée d’un monde aux repères sans cesse mouvants ? Comment s’ouvrir à l’Autre sans perdre l’essence de soi-même ? Sans crainte de se diluer ? Comment accompagner, anticiper voire orienter le « progrès » ? Les questions qui nous taraudent sont terriblement universelles. Cependant, chercher vraiment à savoir et à accepter qui nous sommes, sans angélisme mais armés d’une lucidité féconde, nous condamne à mûrir des fruits dont la saveur dépendra de notre appétit à vivre et à nous dépasser. A tout dépasser… Notre Histoire, toute notre Histoire peut être une infirmité ou une richesse. Elle est entre nos mains. Si nous la rejetons en bloc, ou si nous n’en acceptons que la portion congrue parce qu’elle semble confortable, elle nous laissera comme « déshumains ». Si nous décidons au contraire d’en faire un socle, un point d’appui, il nous faut l’assumer toute entière afin de jouer, sereins, le rôle qui nous incombe dans la marche inexorable de l’Humanité. Car c’est à chacun de Nous, encore et toujours, qu’il revient de choisir entre délitement et résilience. Puisque nous préfigurons le monde de demain …

Dominique Domiquin Goyave, 1er août 2009

1 Commentaire

  1. Yomemoy

    Dommage que comme toutes rhétoriques où se manie le droigt pointé
    Se noie le véridique dans la fumée des phalanges recourbées
    La main pour l’avancée se prive rarement de ses cinq voies
    Saluer, aider, laver, mélanger, inviter,
    Mais peut être est ce au final ce qui égare parfois
    Quand elle se double dans l’élan le plus beau se perdent les regards
    Embrasser, donner et prendre, se tenir la tête, supplier
    Peut être que là elle s’habille trop de fards
    Quoi qu’il en soit la résilience s’inscrit dans l’histoire
    nonosbtant les luttes et déboires
    Déchirant notre monde des deux mains
    L’évident n’est que pour qui veut voir
    Nébuleux? oui! mais cela est générateur non?

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