À Haïti, le côté sombre de Napoléon
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Napoléon
Par Julie Pietri et Élise Delève
Entretien | Faut-il honorer Napoléon comme un héros, s’interroge l’historienne Marlène L. Daut, alors que la France célèbre les 200 ans de la mort de l’empereur. La spécialiste de la diaspora africaine et américaine dénonce les horreurs du régime de Napoléon à Haïti et de l’esclavage qu’il a rétabli.
La statue de l’esclave inconnu à Port-au-prince à Haïti• Crédits : Sabin Johnson / ANADOLU AGENCY / Anadolu Agency via AFP – AFP
Marlène L. Daut, professeur à l’Université de Virginie, spécialiste des diasporas africaines et américaines, a publié le 18 mars dernier une tribune dans le New York Times dans laquelle elle raconte la face sombre de Napoléon, dont les 200 ans de la mort (5 mai 1821) sont célébrés par la France ce mercredi. Napoléon, écrit-elle, est « le plus grand tyran » que la France a connu. La chercheuse, d’origine haïtienne, fait référence au rétablissement de l’esclavage et aux atrocités subies par les habitants de Saint-Domingue (aujourd’hui Haïti) au début du XIXe siècle, une période dont on parle peu dans les manuels scolaires selon elle.
Pour ce bicentenaire, contrairement à nombre de ses prédécesseurs, Emmanuel Macron a choisi de commémorer le « petit Caporal » devenu Empereur controversé. Plusieurs événements sont prévus en France pour cet anniversaire, mais pour Marlène L. Daut, « Napoléon n’est pas un héros à fêter ». France Culture a pu la joindre aux États-Unis.
Marlene L. Daut, spécialiste des diasporas africaines et américaines à l’université de Virginie• Crédits : The Carter Woodson institute
On présente souvent Napoléon comme un grand homme de l’Histoire française, qui a contribué à bâtir la France que l’on connaît aujourd’hui. Dans votre tribune, vous le décrivez comme « une icône de la suprématie blanche ».
Dans son rapport au Consulat en 1799, Napoléon, dit lui-même : « Je suis pour les Blancs parce que je suis blanc, je n’ai pas d’autre raison et celle-ci est la bonne. Comment a-t-on pu accorder la liberté à des Africains, à des hommes qui n’avaient aucune civilisation ? ». Pour moi, c’est la définition de la suprématie blanche et c’est très clair. C’est ce que j’essaie de mettre en lumière, cette autre partie de l’histoire de Napoléon.
C’est une partie qui assombrit son héritage… si on veut bien la regarder. Il a d’abord envoyé l’expédition Leclerc en janvier 1802 à Saint-Domingue pour essayer « d’écraser le gouvernement des Noirs ». Et puis, il a rétabli l’esclavage, au mois de mai 1802, alors qu’il avait été aboli en 1794. Napoléon a _changé la France. D’une république émancipatrice, il en a fait une république esclavagiste._
Vous parlez de cette expédition de 1802, que s’est-il passé à Saint-Domingue (Haïti) cette année-là ?
Au mois d’octobre 1802, le général Leclerc écrit à Napoléon. Il lui dit que si la France veut conserver la colonie, il faut « détruire tous les nègres des montagnes, hommes et femmes, ne garder que les enfants au-dessus de 12 ans, détruire la moitié de ceux de la plaine et ne pas laisser dans la colonie un seul homme de couleur qui ait porté l’épaulette (révolutionnaires) ». On voit que ce sont des intentions génocidaires.
Pour « détruire le gouvernement des noirs », comme le disait Napoléon, Leclerc a commencé avec un système de noyade, qui était comparé même à l’époque aux fameuses noyades de Nantes qui se sont déroulées pendant la Terreur en France. Ils ont capturé des gens, sans aucune forme de procès, civils et soldats, ils les ont mis sur des bateaux et les ont noyés. Des témoins oculaires ont raconté qu’ils voyaient des corps et des cadavres revenir sur les côtes. On ne pouvait même plus manger de poissons. Les odeurs, c’était affreux. Même les soldats français se sont plaints de ça et cela a entraîné de nombreuses défections.
Quand Leclerc meurt en octobre 1802, il est remplacé par le général Rochambeau qui a poursuivi cette politique. Les soldats noirs qui n’ont pas été noyés ont été placés dans les cales de bateaux pleines de gaz de souffre. Ils appelaient ça les « étouffoirs ». Rochambeau a aussi utilisé des chiens bouledogues, importés de Cuba. Ces chiens étaient entraînés à manger de la chair noire. Le mot qu’il utilisait à l’époque, c’était « extermination ». Il fallait exterminer tous les Noirs de plus de 12 ans.
Avant la terrible période que vous racontez, les habitants de Saint-Domingue ont vécu une période d’émancipation (1794-1802), comment cela s’est-il passé ?
Les anciens laboureurs devaient rester là où ils habitaient dans les plantations. Ils étaient censés toucher un peu de la production de cette plantation : 1/3 pour le laboureur, 1/3 pour le propriétaire, 1/3 pour la France. C’est un peu féodal, mais ce n’est pas de l’esclavage. Personne n’était vendu. Personne n’a été transféré et personne n’a été séparé de ses enfants, ou de son mari. Lorsque Napoléon a rétabli l’esclavage, les habitants de la Guadeloupe par exemple ont été à nouveau vendus, transférés, séparés. A Saint-Domingue, l’esclavage n’a jamais été véritablement rétabli grâce à l’opposition des révolutionnaires haïtiens.
La France n’a finalement aboli l’esclavage sur l’ensemble de son territoire qu’en 1848. C’est une très longue période, surtout quand on est à la place de l’esclave. J’essaye de le faire comprendre à mes étudiants.
Représentation française de la révolution haïtienne de 1791• Crédits : Hulton Archive – Getty
Pourquoi Napoléon a réagi comme cela vis-à-vis de Saint-Domingue ? Quel était l’enjeu particulier de cette colonie là ?
Il a utilisé beaucoup d’arguments pour expliquer sa stratégie de l’époque à Saint-Domingue, notamment la guerre contre l’Angleterre. Il est clair que ce n’était qu’un prétexte pour faire ce qu’il voulait faire. Pour moi c’est à cause de ses préjugés. Comment expliquer autrement qu’il utilise les mots de « détruire le gouvernement des Noirs » ? Et « On doit se débarrasser de Toussaint-Louverture » [général franco-haïtien, une des grandes figures d’émancipation ndlr] ?
Avec l’aide des colons blancs, Napoléon a détruit le plus grand projet des droits humains que le monde ait jamais connu : l’abolition de l’esclavage. L’esclavage était partout, sauf à Saint-Domingue, où la révolution des esclaves avait éclaté en 1791. Alors, pour répondre aux rébellions et dans un effort de conserver la colonie, Napoléon a mené la destruction de ce grand projet émancipateur. Avant de mourir, Napoléon a dit qu’il regrettait d’avoir fait tout ça mais qu’est-ce qu’un regret ? Ce n’est pas une consolation, c’est une partie de l’histoire.
Au moment de la révolution haïtienne, en 1791, l’île comptait 475 000 Noirs, et au moment de l’indépendance, la moitié. Il y a eu beaucoup de morts. Ce sont ces morts là que la France devrait commémorer.
Julie Pietri et Élise Delève k