Un ami perplexe : “je me demande encore qui est Frantz Fanon”
“Ainsi donc, une voix s’élève de part le monde…” C’était le début de l’envolée oratoire de Frantz Fanon alors que, la guerre étant terminée, il allait quitter l’armée pour rejoindre sa famille. A la fête de la victoire organisée dans le village où se trouvait son régiment, il allait connaître une dernière mésaventure. L’orgueilleux Fanon avait dû faire tapisserie au bal de la soirée, éconduit par filles de la localité. L’ayant observé, le colonel lui adressa ces mots : “je comprends votre amertume, demain, vous présiderez la cérémonie de levée des drapeaux, c’est vous qui allez faire le speech”. C’est alors qu’en introduction de son discours, il prononça la phrase emphatique citée plus haut, laquelle exprimait une grande part de ce qu’était Fanon.
Une part seulement de cet être complexe dont le camarade de quartier et de lycée, le futur instituteur Zécler, aujourd’hui âgé de 101 ans qui termine son propos à Tous Créoles, par cette interrogation : “Je me demande encore qui est Frantz Fanon”
Une part de cet être pluriel que les révélations du camarade qui partageait sa chambre d’étudiant, à Lyon, en étonneraient plus d’un. Chasse-gardée, en Martinique, du ban et de l’arrière-ban des intellectuels et, instrument de mesure de la pureté nationaliste des militants anticolonialistes, le souvenir de Fanon s’est échappé des cénacles habituels d’où il ne devrait pas sortir, parole de fanolâtres.
Contre toute attente, en cette année du centième anniversaire de sa naissance, la commémoration de l’icône a été inaugurée par l’association “Tous Créoles”, laquelle n’est pas une structure dans laquelle se reconnaissent les amis de Fanon. C’est peu dire. Que l’objectif de l’association soit de “ permettre aux Martiniquais, au-delà de l’histoire douloureuse de leurs origines, de se retrouver dans l’apaisement d’une personnalité partagée”, cette ambition ne saurait déparer des préceptes de Fanon. Voilà donc que Tous Créoles s’inscrit dans le courant de tolérance et de réconciliation tracé par le pasteur Martin Luther King, Nelson Mandela, Aimé Césaire et Frantz Fanon, lui-même. Des signes de résilience portés par tous ces maîtres, qui auraient pu faire écho aux grandes étapes de la conscience, telles : la reconnaissance, par tous, de l’esclavage comme crime contre l’humanité, l’universalité du métissage dont Edouard Glissant s’est fait le chantre, l’adoption en cours du drapeau martiniquaise. Ces valeurs et ces références sont le fruit d’une évolution à laquelle Frantz Fanon eut adhéré d’instinct.
Or cette inclination est fortement combattue par les fanonistes estampillés qui, tout entier consacrés à l’adulation de leur icône, ont choisi de l’homme les aspects qui leur conviennent de sa personnalité multiple. Pour preuve les vives critiques du cercle Frantz Fanon qui s’estime détenir un droit de propriété inaliénable sur la pensée de l’homme des Damnées de la terre, prétendant exclure toute autre personne civile ou morale à débattre de l’homme et de son œuvre.
En 2011 encore, souhaitant peut-être maintenir le parti se Césaire à sa négritude, ces puristes avaient refusé d’inviter le PPM à participer aux agapes de la commémoration de Fanon. De sorte que le président du PPM, également président de la région, avait cru devoir, en guise de rétablissement idéologique, d’offrir gratuitement Peaux noires et masques blancs à tous les élèves de classes terminales du lycée Frantz Fanon.
Et pourtant, on ne voit chez les disciples martiniquais de Fanon rien qui pourrait ressembler à un engagement, une politique, bref, un début de commencement de mise en pratique des leçons du Maître ? Ont-ils mis de côté le noirisme ou le négrisme, ont-ils touné le dos au racialisme, travers que l’homme d’action et de fulgurances avait dénoncés, comme Aimé Césaire ? Avons-nous cessé d’être “esclaves de l’esclavage” ? A toutes ces questions, c’est la même réponse négative qui s’impose. “Dans ce pays, il y a plus de pantalons que d’hommes”, disait Fanon, rejoignant encore Aimé Césaire dans le registre du père fouettard, lequel accusait les Martiniquais d’être malheureusement des “mendiants arrogants”.
S’appropriant un morceau de la tunique du héros, les amis estampillés de Frantz Fanon n’ont pas trouvé de bon goût l’initiative de Tous Créoles, regardée comme une atteinte à leur patrimoine.
Qu’importe que la Martinique n’ait pas été le terrain d’expérimentation de la pensée et de l’action de Fanon, (qu’a fait Fanon pour la Martinique se demande le citoyen lambda ?) son nom s’affiche en plus grand nombre que celui de Césaire, peut-être, sur les plaques des rues, places publiques et lieux de culture. Le Grand absent doit ces distinctions au talent d’ambassadeur de Marcel Manville qui, à son retour en Martinique, a su faire la promotion de son ami de jeunesse. Il est aussi redevable de la magnanimité de la majorité politique d’une autre époque, qui permit au lycée de Trinité de partager son patronyme.
Michel Renard, mari de sa sœur, eût mérité ne serait-ce que le dixième de la considération qui lui est apportée. En effet, la Martinique et les Martiniquais doivent à son beau-frère, le mémorable chargé des routes et infrastructures du conseil général, l’extension et la modernité du réseau routier ainsi que le désenclavement des communes par des rocades. La plus connue, celle qui contourne le centre-ville de Fort-de-France ne se fit pas sans obstacles politiques. Reste que pas un kilomètre de route supplémentaire n’a été percé en Martinique depuis son départ, en 1983.
En bref, au cours de la rencontre de Tous Créoles de ce samedi 14 mars 2025, la richesse des interventions, les apports nouveaux et la concordance des témoignages relatifs aux différents moments et lieux de la vie intense familiale, étudiante, militaire et professionnelle de Frantz Fanon l’ont emporté sur les aspects idéologiques et philosophiques. Il sera difficile, au cours des divers colloques et rencontres annoncés, de ne pas tenir compte des enrichissements apportés à la connaissance de Frantz Fanon.
Fort-de-France, le 18 mars 2025
Yves-Léopold Monthieux