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Nos souffrances au quotidien

L’emploi du mot « souffrance  convient  parce que, quel que soit le statut dont nous bénéficions,  tous sans exception devons vivre  et  porter la charge d’un  douloureux passé commun. Les  ancêtres pour l’enrichissement de certains d’entre nous  ont traversé les océans sur des  navires aux soutes chargées de ces autres humains dont nous – la majorité – descendons, jetés dans la turbulence  de la déportation. Pendant des mois de navigation incertaine, les miasmes, la pestilence remontant des cales des navires ont concerné tous les passagers. Ce nauséabond  partage olfactif et  visuel,  les courbes callipyges des femmes noires devaient déjà tourmenter les esprits de ces marins devenus bourreaux par la force des choses, mais qui restaient  des hommes avec leurs pulsions et leurs envies. Notre créolité est née dans la puanteur transatlantique. 

On sait que c’est de l’esclavage qu’est né, pour justifier l’inqualifiable,  le racisme, autre abomination venue  depuis, gangrener la relation des hommes, immortel virus apaisé par des émollients civilisationnels :  humanisme,droits de l’homme, respect de la personne, tribunal pénal international etc. 

Mais il apparaît de plus en plus évident que le  péché originel  du monde moderne que constitue l’esclavage a laissé des traces  ineffaçables.  « Le ventre est encore fécond d’où a surgi la bête immonde », écrivait Bertolt Brecht. Et il en sera ainsi encore longtemps. 

Un passé qui explique. 

Prendre son parti, rester dans son camp (son clan pour certains)  et se satisfaire des paillatifs de  notre temps: hurler à tout-va  en vilipendant l’histoire et les vestiges du passé, fustiger  l’opulence que l’on attribue sans distinguo à tous les descendants des anciens maîtres, sans bénéfice d’inventaire… Et pour certains de ces derniers, réagir en se recroquevillant dans un entre-soi appauvrissant, une solitude communautaire stérile et à la longue certainement angoissante.  Pour certains descendants des esclavagisés,  pratiquer la politique de l’autruche, refuser d’en parler et même d’entendre  que  scientifiquement cette plaie de l’histoire ne s’est jamais cicatrisée et que très certainement elle ne sera jamais si des efforts importants, à la hauteur des enjeux ne sont pas faits.  Parce que la blessure  explique souvent beaucoup d’attitudes, de comportements et  insuffisances comme des stigmates  de l’asservissement esclavagiste.  

Le bateau négrier. 

 Parce qu’en fait nous ne sommes jamais descendus – pour beaucoup d’entre-nous – du bateau négrier. Les miasmes et remugles des cales bondées restent bien vivants. La blessure de la transportation  ne s’est pas refermée. Certains ont fait le choix d’oublier en balayant sous le tapis la question ou encore de penser que  des lois pourraient comme par magie éradiquer  le passé. L’assimilation théorique et abstraite, l’illusion d’une égalité civile ont été des  émollients qui n’ont fait qu’apaiser. Il en est de même des tentatives de règlement du conflit historique telles les commissions vérité, réconciliation, demandes de pardon dont la générosité est certes louable mais insuffisante. Sans omettre l’illusion puérile qu’un dédommagement financier pourrait régler problème.

Alors là, aujourd’hui ue faire ?

Une fois l’étiologie de la maladie définie, il faut se décider et prendre à bras le corps la situation, avec courage et lucidité, pour trouver la guérison collective.  

« Je vous le répète : il est plus facile à un chameau de passer par un trou d’aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume des Cieux.  Entendant ces paroles, les disciples furent profondément déconcertés, et ils disaient : « Qui donc peut être sauvé ? » Reprenons cette allégorie et rapportons la à  notre sujet, voyons comment  notre groupe  humain pourrait, à défaut de créer le paradis sur terre, progresser vers  une relation apaisée.  Cela peut-il être possible en dépit de la dégradation des choses? Le riche qui demandait ce qu’il fallait faire pour accéder au royaume éternel et à qui il était indiqué qu’il lui fallait d’abord donner sa fortune aux pauvres devint triste et s’en allât…

Notre ambition terrestre peut être moins exigeante et prétendre  instituer une relation humaine apaisée.  Et pour ce faire il est de plus évident  que ceux qui ont compris les enjeux et découvert les racines  du mal qui nous accable doivent aller plus loin dans leur démarche.  Les derniers événements venus perturber la Martinique ont révélé l’ampleur du désastre. Au-delà des aspects matériels, destructions des biens,  incendies criminels, nos âmes ont été blessées.  Chacun doit faire l’effort de comprendre ce qui se passe et non pas admettre du bout des lèvres les tenants de cette affaire ou ne  retenir que les effets, en  balayant du revers de la main les causes qui, inchangées vont laisser les choses s’aggraver. 

  Les tribunes et analyses publiés ces derniers jours, ont largement mis en relief  les causes  qui peuvent expliquer ce point de dégradation sociale et humaine auquel notre groupe humain se trouve actuellement. Nous n’y reviendrons pas. Mais l’exigence  de  la démarche à entreprendre pour aller en avant est d’abord ne pas se tromper  en  confondant  les causes et les effets, car c’est à la racine du mal qu’il faut agir. 

Il y a dans le plus vieux livre du monde des allégories porteuses de solutions à notre situation. D’abord celle du  levain qui ajouté  à la farine fait lever la pâte au fil du temps, Ou encore la  parabole de la graine de moutarde, aussi minuscule soit-elle « qui a la  force de grandir et de se transformer en un arbre, où même les oiseaux viennent faire leur nid »   Ces qualités du cœur, de générosité pour créer un environnement social meilleur, sont accessibles à tous les habitants de cette île pour faire de nos différences un atout et non un obstacle. Soyons chacun ce levain porteur d espérance…

La « mystique » de Tous Créoles

Lorsque Roger De Jaham, il y a de cela une vingtaine d’années a entrepris, de me convaincre de la possibilité d’une voie différente, que nous pourrions tracer ensemble, je me suis mis à ses côtés quelles qu’aient   pu être à l’époque nos différences, sinon nos divergences. Ce fut la création de l’association Tous Créoles qui,  dans un premier temps a porté de la lumière dans un  paysage bien sombre. La levée de boucliers provoquée par sa création, la manipulation des idées qui s’en est suivie ont fait que cette entreprise généreuse à risqué de sombrer. Mais il est difficile de tuer les idées généreuses. Il en a été de même pour Tous Créoles qui a survécu et  continue à œuvrer avec sérénité pour faire de nos différences  une société apaisée. 

Ce fut le travail régulier et constant d’hommes qui face la diversité on fait front pour faire vivre leurs idées. Ils s’étaient donnés  pour mission « de contribuer à la consolidation d’un monde créole solidaire, apaisé et affranchi de tout sectarisme ; de lutter contre le racisme, le communautarisme et l’exclusion ; de servir autrui, de promouvoir avec probité des normes d’honnêteté intellectuelle ; de faire progresser la connaissance et les échanges entre les peuples et les cultures en réunissant des femmes et des hommes de bonne volonté. »

Et allant encore plus loin « … adopter une approche centrée sur la reconnaissance et la valorisation des différences et des caractéristiques personnelles comme éléments de richesse ;

• lutter avec obstination pour le respect de la dignité humaine, contre toute forme de racisme, de discrimination, d’ostracisme ou de xénophobie à l’encontre de quiconque ou de toute minorité ;

• considérer comme progrès essentiel la démarche d’une société qui accueille et fait sienne la richesse de toutes ses composantes ;

• faire œuvre de mémoire utile, afin que le passé soit le tremplin d’un futur commun et partagé ;

• faire preuve de tolérance, avoir le courage de penser différemment, l’audace de croire que l’on peut changer les choses, et la volonté d’y parvenir ;

• transmettre à son entourage les valeurs évoquées dans la présente charte pour construire une société plus harmonieuse.

• se fédérer pour s’enrichir des valeurs des uns et des autres ;

•porter la défense et la mise en valeur des langues créoles ;

• utiliser son autorité morale personnelle pour condamner et dénoncer sans honte ni faiblesse tout propos injurieux, discriminatoire ou raciste à l’égard de quiconque ou de toute minorité ;

• pratiquer dans sa vie quotidienne l’idéal de partage, d’amitié et 

d’équité ;

• œuvrer chaque jour pour permettre à celles et ceux qui composent la communauté créole d’apprendre à mieux se connaître et à se respecter, dans leurs différentes singularités ;

• agir … dans tous les domaines de la société (éducation, santé, entreprise, arts, sports, loisirs, culture), dans le respect de l’environnement et de la dignité de toute personne humaine ;

• promouvoir l’idée que ce qui rassemble les hommes est plus important que ce qui les divise, qu’être différent est une richesse et non un danger.

Aller encore et encore plus loin. 

Ce vaste programme a été entrepris avec plus de réussites que d’échecs. Il est vrai que la période tumultueuse pendant laquelle Roger De Jaham a dû batailler contre l’obscurantisme et l’intransigeance  de certains à pu  laisser penser que l’œuvre entreprise s’était émoussée.  Mais, tel le  Phénix, oiseau mythique qui brûlé par le feu reprend vie dans ses cendres,  l’association est restée présente. Elle a démontré qu’elle  sait rebondir et  tirer les leçons pour ne plus reproduire les mêmes erreurs.

Ce qui est demandé de par les exigences de l’actualité est de remettre à plat toutes convictions, intérêts sectoriels de classe sociale ou d’âge de ses membres, pour comprendre ce qui nous arrive. L’entreprise sera difficile, mais il y va de la crédibilité sinon de la pérennité de l’association, de son efficacité à apporter une contribution forte à notre société. Alors, retroussons nos manches…

Gérard Dorwling-Carter. 

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