Martinique : les origines mulâtres de la ville capitale
Quand on parle de la population foyalaise, on a l’habitude de dire : « Les mulâtres de Fort-de-France ». Plus qu’une expression exprimant l’état d’esprit d’un groupe social, ce mot est directement lié à l’histoire de cette ville.
Éric HERSILIE-HÉLOÏSE, journaliste et chef de centre du magazine “France-Antilles”, analyste avisé de la communauté créole martiniquaise, retrace ici l’histoire du peuplement de la ville de Fort-de-France.
En 1642, Du Parquet installe des palissades à la naissance du cap rocheux protégeant la baie du Carénage. Le lieu n’a pas encore de nom, bien que ce soit le point de départ de Fort Royal. Il faut dire que, hormis des conditions idéales de protection pour les navires, le site est plus qu’insalubre. La future capitale de l’île n’est rien d’autre qu’un immense marais en forme de cuvette, où l’air putride stagne.
Pourtant, en 1671 Louis XIV décide d’y construire le Fort Royal. Pour ce faire, le concours d’esclaves requis chez chaque habitant de l’île est décidé. L’entreprise est d’importance, puisqu’un plan du fort, de la ville à venir et des abords, est dressé. Contre l’avis des habitants, qui préfèrent de loin Saint-Pierre !
Qu’importe, dix ans plus tard le comte de Blénac décide d’y faire sa résidence. De mettre en chantier les plans de la nouvelle cité. Et de faire de Fort Royal la capitale de la Martinique et le chef-lieu des îles d’Amérique. De ce jour, l’île disposait de deux capitales : l’une, économique avec Saint-Pierre, et l’autre administrative.
Dès le début, du fait de sa topographie et du climat qui y règne, Fort Royal est désertée par les Créoles blancs. C’est le lieu d’habitation des militaires et fonctionnaires venus de Versailles. Mais aussi le lieu de résidence de maçons, charpentiers et menuisiers, peintres européens, dépêchés pour la construction de la ville.
Enseignement, droit, médecine et fonction publique
Ces artisans, débarqués sans leurs familles, s’allieront très vite à des femmes de couleur de l’île, donnant naissance aux «mulâtres foyalais » et à toute une structuration sociale, où couleur de peau et exercice d’une profession seront, par la suite, étroitement mêlés. D’abord spécialisées dans le bâtiment, ces familles mulâtres évolueront vers la cordonnerie, la confection, la boulangerie, le commerce et enfin l’éducation.
A titre d’exemple, on note que, dès 1777, apparaissent les premiers tailleurs de couleur. C’est le premier échelon, après le bâtiment. Viendra ensuite, dix ans plus tard, le métier de pêcheur, et en 1791 celui d’orfèvre. Ce dernier constitue une véritable victoire, puisqu’il était jusqu’alors interdit aux «gens de couleur » ! En un peu plus d’un siècle, une véritable société mulâtre se constituera, avec sa hiérarchisation basée sur l’exercice d’une profession. Métier considéré comme une véritable conquête sociale. Tout passe par le savoir et le savoir-faire.
A ce sujet, dès le début les familles mulâtres ont lutté pour obtenir le savoir. Non pas seulement pour être instruits, mais pour enseigner. C’est peut-être de là que vient le prestige de l’enseignement, la profession étant considérée pendant longtemps comme la «voie royale », à égalité avec la fonction publique, juste après la médecine et le droit. Trois domaines conquis aussi de haute lutte sur les lois coloniales.
Pratiquement chaque famille foyalaise de souche (celles du quadrilatère) a sa généalogie, marquée par l’exercice d’une profession. C’est pourquoi règne, dans cette ville, l’atmosphère d’un village où tout le monde se connaît. Et peut raconter la généalogie de l’autre.
Éric HERSILIE-HÉLOÏSE
Mulâtre des villes et mulâtres des champs
Promenez-vous dans l’île et vous remarquerez des noms de quartiers tels que «Fond mulâtre » ou «Fond gens libres ». C’est juste le vestige de la période pré-abolitioniste. La marque de cette pratique voulant que les populations nées d’une «union mixte » soient regroupés à l’écart de l’habitation. C’est là une des origines du particularisme social créole français (la chose ne se retrouve pas dans les autres îles) : les mulâtres et plus généralement les «gens libres de couleur », sont à part. Et tirent leur identité de la société d’habitation. Partout dans l’île, sauf à Fort-de-France.
Ascension sociale par l’enseignement
L’enseignement sera le «premier bastion » conquis par les mulâtres foyalais. Ce dès 1786, puisqu’à cette date Charles ALEXANDRE devient enseignant. Né libre à Fort Royal, il est maître de musique en 1786, puis précepteur dès 1792. Son fils, Charles Joseph né en 1778, sera maître d’école à 26 ans. De véritables lignées d’enseignants naîtront dès cette époque, puisqu’on retrouve des patronymes comme ROSEMONT, DUMAS-MONDÉSIR, CASTAING ou FATIMÉ. Pour ce dernier, l’histoire se poursuivra jusqu’aux plus hautes instances de la République : en 1813, à l’âge de 32 ans, Henry FATIMÉ est nommé maître d’école. Vingt-six ans plus tard, en 1839 il obtient, ainsi que son frère, le droit de porter le nom de DÉPROGE. Deux générations plus tard, en 1889 Ernest DÉPROGE, le petit-neveu de Henry, deviendra le député illustre que l’on sait.
Des histoires comme celle-là, Fort-de-France en fourmille !
Jacqueline Labbé
« Oui, on disait les mulâtres, les bourgeois, les grands-gens, les conparézon et… Nèg a blanc. »
Jacqueline Labbé