La rencontre des civilisations
Par Camille MOUTOUSSAMY
Ardent promoteur des valeurs indiennes et de la « coulitude créole« , Camille MOUTOUSSAMY fait ici un appel à la conscience des femmes et des hommes de bonne volonté, afin que le 6 mai 2013 soit, officiellement, célébré le 160° anniversaire de l’arrivée à la Martinique des premiers Indiens, avec le faste inhérent à la fierté et à la dignité de notre peuple.
Le vendredi 6 mai 1853, soit cinq ans seulement après l’abolition de l’esclavage à la Martinique, accosta, dans le port de Saint-Pierre, le navire Aurélie. Trois cent treize travailleurs engagés indiens en débarquèrent, après un voyage de près de trois mois. Huit d’entre eux périrent au cours de cette traversée. Les organisateurs de cette émigration (notamment le coolie Trade) leur avaient dit qu’ils iraient faire sécher du sucre au soleil, dans une île située à un jour ou deux de bateau. La chronique rapporte qu’ils furent bien accueillis par les autorités gubernatoriales, la plantocratie engagiste et la population. On dit même qu’on leur fit des offrandes.
Entre 1853 et 1882, pas moins de 24 584 Indiens, en 55 convois, furent introduits dans ce pays. Mais à cette dernière date, leur nombre fut réduit presque de moitié. Ils n’étaient plus que 13 111, à cause de rapatriements, bien sûr, mais surtout à cause d’un taux de mortalité très loquace, s’agissant de leurs conditions de vie et de travail sur les habitations-plantations.
Les causes de cette émigration
Mais que diable étaient-ils venus chercher dans ce pays lointain — où battait un pavillon étranger : le drapeau français, en l’occurrence — ravagé par les méfaits de la colonisation (à la française, donc), les luttes épiques pour l’émancipation des femmes et des hommes qui y vivaient et auxquels on dénia le moindre attribut d’humanité ?
D’abord, parce que leur propre pays, l’Inde, était pillé par une autre forme de colonisation, la britannique, celle-là, qui s’en servait, à n’en pas douter, pour la grandeur et le prestige de l’Empire. Il soumettait, maltraitait, exploitait sans partage les populations autochtones, mais surtout les affamait en période de sécheresse et de mousson. La reine Victoria, Impératrice des Indes, n’affirmait-elle pas, je cite de mémoire : « …que même le soleil ne se couchait totalement sur son empire… » ? Sans préciser, bien sûr, qu’elle empruntait cette glorieuse formule au Rāmāyana : une des deux grandes épopées qui fondent la civilisation indienne, qu’elle prétendait, précisément, civiliser. N’ayons pas, de grâce, la mémoire sélective, au XIXème siècle encore, — moins, aujourd’hui, quoi que… —, il ne pouvait y avoir des civilisations, mais une civilisation : la civilisation occidentale, cela va s’en dire. Elle civilisait donc, en piétinant de tout le poids de ses légions, avec, pour seul langage, celui de ses canons, tout ce qui ne lui ressemblait pas, ou qui refusait de parler ce langage. Pourtant, des voix : celles des nouvelles élites, l’invitaient au dialogue, à quitter simplement l’Inde (Quit India !) sans concession et sans conditions.
Le contrat qui les liait à « l’émigrateur » spécifiait qu’à l’échéance de leur engagement de cinq ans, ils pourraient rentrer chez eux, le voyage retour gratuit comme l’aller. Beaucoup avaient librement apposé leur signature ou leur marque au bas de ce contrat, mais nombreux — et ce n’est point une légende comme certains « spécialistes » l’affirment aujourd’hui — furent enlevés par ruse, ou bien d’autres méthodes plus musclées, pour maximiser le profit de ce commerce — puisque c’en était un. Tous les moyens justifiaient cette fin qui consistait, de gré ou de force, à compléter les cargaisons de chair à canne. (Malgré une convention intervenue le 1er juillet 1961 entre la Grande-Bretagne et la France, pour permettre à cette dernière de recruter en territoire britannique et formaliser le fonctionnement du Coolie-Trade (un lointain ancêtre du BUMIDOM), les Indiens demeurèrent réticents à quitter leur pays).
Ils ne connaissaient pas, loin s’en faut, les conditions du voyage. Ils ne pouvaient donc imaginer, qu’ils seraient entassés dans les cales d’un navire, toutes castes, toutes origines et, quelquefois, toutes religions confondues, dans une totale promiscuité, au mépris, non moins total, des traditions culturelles et culinaires qui les distinguaient.
Ils ignoraient qu’ils allaient être hébergés dans des baraques de bambou recouvertes de paille de canne, et coucher à même la terre battue, ou, dans des cases immondes, quelque cinq ans avant, occupés par des esclaves, de haute lutte émancipés. Ils ignoraient aussi qu’ils seraient l’objet de diaboliques pressions (par l’Eglise) pour faire acte d’apostasie envers leur dieu et se convertir au christianisme. Ils ignoraient donc qu’ils auraient eu à construire, de bric et de broc, leurs propres lieux de culte ; à y installer la statuaire de leur panthéon divin, taillée, fabriquée, sculptée dans des matériaux étrangers à leur Inde, elle-même divinisée. Rappelons-nous, le Bandé Mâtaram (Je te salue ô Mère) composé par Bakim chandra Chatterji, mis en musique par Rabindranath Tagore et devenu Hymne national de la République de l’Inde en 1947.
L’arrivée
Ils débarquèrent ce 6 mai 1853, vêtus de costumes traditionnels propres, prévus à cet effet. Les femmes, drapées dans leur sari ou leur kurta pyjama arboraient un magnifique koumkou au front, de splendides bijoux : des mālā au cou, des kannigel ou des kundala aux oreilles, des moukouti au nez, des kappou aux bras, des valaya aux doigts, jusqu’aux payal ou aux pādasara qui ornaient leurs chevilles. Les hommes, quant à eux, flottaient dans leurs (mundu ou leur loungi ou encore dans leur salwar-kameez), maintenant beaucoup trop large, eu égard à l’amaigrissement forcé dû aux piteuses conditions de la traversée. Ils étaient coiffés — ni fièrement, ni honteusement, mais naturellement — du turban caractéristique du coolie engagé. Eux, portaient des séroupou (sandales) aux pieds ; elles, des papatchi (babouches en forme de gondole). Les enfants étaient habillés comme leur mère ou leur père, selon leur sexe. Ces êtres étranges, mystérieux et fascinants attendrirent curieusement l’assistance, de l’engagiste colon au nègre nouvellement émancipé. Enfants, femmes et hommes serraient tous contre leur corps déjà frêle, maintenant affaibli par un voyage qui n’en finissait pas de flotter entre mer et ciel, un baluchon. Cet unique bagage contenait qui quelque tissus, qui quelques graines comestibles (avelka, paroka, mulunga) ou sacrées tulsi (basilic), vèpèlè (lilas des Indes), qui quelque instrument de musique (matalom, talom, tapou), qui quelque livre sacré (postengon, extraits des veda, prière à Malièmen, à Maldèvilen). Mais ils avaient la bouche pleine de langues, du tamoul, au télougou et au malayalam ; la tête chargée de savoirs, de savoirs-faire, de savoirs-ne-pas-faire. De toutes ces charges qui font le poids universel de la civilisation indienne. Civilisation dont ils allaient planter le socle dans la terre qui est aujourd’hui la nôtre. Cette terre déjà irriguée du sang d’autres civilisations : l’amérindienne, l’occidentale et l’africaine ; aujourd’hui riche, arable à toutes les cultures, féconde à toutes les graines. Malgré leurs bagages, ils réunirent leurs mains en namaska, avec une tendresse pathétique, pour répondre aux acclamations — n’ayons pas peur des mots — de la foule.
Ils furent parqués au « Dépôt » situé à l’embouchure de la Rivière Madame à Fort-de-France et répartis ensuite sur les différentes habitations-plantations. Là, ils furent regroupés quelque temps en endogamie, bien qu’il n’y eut jamais parité de sexes sur les navires. Des luttes acharnées eurent lieu plus tard, entre les hommes pour posséder une femme, qui plus est, les femmes indiennes n’étaient pas convoitées et séduites que par les seuls Indiens. Mais, quoi de nouveau, là ? Rien. Car, depuis que le monde est monde, les hommes ont toujours fait la guerre, pendant des années, des décennies, voire des siècles, pour laver leurs communautés du déshonneur que l’envahisseur leur infligeait en enlevant une de leurs femmes. Toute la littérature antique, toutes civilisations confondues, en fait largement une des thématiques choisies, comme on choisit précisément une femme.
Notre aïeule (née sur le bateau, comme elle aimait à dire, et que nous avons eu, grâce à sa longévité exceptionnelle, l’indicible bonheur de connaître) nous édifiait sur les ruses, les violences, mais aussi les promesses d’une vie meilleure, des Indiens célibataires, comme des non-Indiens pour la conquérir. Mais c’est la belle histoire d’amour, entre sa fille (notre grand-mère) et notre grand-père, Descendant-direct d’esclaves, qui me paraît le plus significatif du rapide métissage qui se tissa entre Indiens et Descendants-d’esclaves. Notre père appartient donc à la première génération d’Echappé-kouli.
Très vite donc, les hommes et les femmes, toutes origines ethniques confondues, se mêlèrent, créèrent, procréèrent. Les familles d’anciens esclaves qui s’égaillèrent sur les mornes, plutôt que de continuer à subir les rigueurs des habitations-plantations, revinrent y travailler. Les plus séducteurs y conquirent même une « femme-koulie ». Les Descendants d’Africains, apprirent à jouer des instruments de musique indiens, chanter en tamoul ; et les Descendants d’Indiens ne se firent pas prier pour apprendre la kalinda, le bélè et autre danmié. Nous en connaissons de vrais majò d’habitations, voire de majò tout court ; comme nous connaissons de bons joueurs de tapou ou de matalom, chez les Descendants d’esclaves. Notre grand-mère nous expliquait que les bagarres, les rixes entre Descendants d’Indiens et Descendants d’esclaves n’étaient ni plus fréquentes, ni plus violentes qu’elles ne l’étaient entre Descendants d’esclave ou entre Descendants d’Indiens.
La circularité de la violence observée chez les colonisés par Frantz Fanon, en notre pays plus naturellement cité et célébré qu’un Albert Memmi (malgré son « Portrait d’un colonisé ») n’épargna, apparemment, aucune ethnie.
L’intégration
L’Indien, puis son descendant, comprit que dans l’enfer des champs de canne, son seul salut, après sa foi, sans limites, en ses divinités, était de se consacrer entièrement, sans conditions et sans concession à l’exécution de la tâche qui lui était confiée. Cette mystique ancestrale du travail prêta à bien d’interprétations en sa défaveur. Nombre de commentateurs, hier, comme aujourd’hui encore, le qualifièrent de « coutelasseur de grève », parce qu’il acceptait un salaire inférieur à celui revendiqué par les anciens esclaves. Ce don de soi à son travail, s’observait tant dans l’élevage des troupeaux de trait (dont il était expert de manière innée), dans la conduite du cabrouet, dans les tâches de canne, que dans les travaux domestiques. Ce don de soi à son travail, procédant directement de sa foi en son dieu, lui permit de gravir les échelons de la hiérarchie du féroce système habitationnaire. Il en devint commandeur et même géreur. Parvenu à ces postes de responsabilités, son souci de remplir sa mission avec équanimité, l’exonéra de tout souci de partialité, de condescendance ou de préférence envers même ses congénères de même origine. Notre père, rebelle à toutes formes de soumission, qui vient de décéder à l’âge de 99 ans (sans un sou vaillant), nous édifia qu’il ne bénéficia jamais d’aucune faveur ou indulgence de ses camarades promus, qui l’exhortaient plutôt à toujours mieux exécuter sa tâche. Notre grand-frère, lui aussi devenu balayeur de rues, nous dit encore aujourd’hui que notre oncle, devenu commandeur ou chef d’équipe des balayeurs, ne lui gratifia jamais aucun privilège ; mais ne le pénalisa, non plus, jamais injustement. On est là bien loin des spéculations intellectuelles sur la collaboration de l’Indien avec le béké. Une meilleure connaissance de la complexe pensée indienne, qui ne dogmatise pas, mais se vit selon des codes ancestraux, s’impose. Ne pas le comprendre c’est coutelasser, à son tour, l’unité du peuple martiniquais. L’enfer du kallambou (de la canne), les Indiens le connaissaient déjà avant la Martinique. La canne à sucre, n’est-elle pas d’origine indienne ? Notre aïeule, que nous avons déjà citée, nous racontait que plusieurs de ses oncles sont allés en couper au Bihâr et s’en sont revenus, pour le moins traumatisés, dans leur pays tamoul natal. Mais elle exhortait ainsi ses enfants, ses petits-enfants, comme ses arrière-petits-enfants : « Un jour, par Malièmen, et par votre travail, ces champs de canne doivent vous appartenir, sans y laisser votre âme… » D’autres grands-mères, d’autres aïeules, de notre entourage, du haut de leur autorité acquise par leur sagesse millénaire, n’en pensaient pas moins, n’en avaient d’autres visions pour conjurer le sort qui s’abattait sur leurs progénitures. On en connait, aujourd’hui, les résultats. On est là, bien loin des « vérités » énoncées, après avoir fréquenté l’école du colonisateur, de s’en être imprégné, de s’en être laissé formater. Pour l’Indien, aucune civilisation n’est supérieure ni inférieure à la sienne ; aucune théologie, aucun dogme établis par d’autres ne peuvent l’empêcher de communier avec son dieu, en se conformant à ses propres traditions. Même un Samuel Huntington, dans son percutant et pertinent « Le Choc des civilisations », le livre le plus commenté, ces dernières années, étudia avec minutie toutes les civilisations, à l’exception de l’indienne, parce que sa philosophie, sa vision du monde d’hier, d’aujourd’hui et de demain, lui échappaient totalement.
Dans la thèse doctorale que le Descendant d’Indiens et pratiquant hindou Patrice DOMOIZON vient de soutenir brillamment avec la mention « Très honorable », il affirme que l’Indien ou son descendant ne s’est jamais assimilé à la population « autochtone », par souci de préserver ses propres valeurs. La France de la IIIème république avait pourtant déjà compris, à ses dépens, que le peuple indien en général et l’Indien de ses comptoirs en particulier, ne s’accommodait pas de l’assimilation politique et pas davantage de l’assimilation culturelle de quelque autre civilisation du monde. La couronne britannique, quant à elle, avait aussi intégré que sa puissance en Inde déclinait, malgré ses légions et ses canons, depuis la révolte des Cipayes et la remontée, un temps refoulé, du sentiment d’appartenance à une civilisation éternelle. Ne pas s’accommoder, tiens, tiens ! Le mot a été lâché par Aimé CESAIRE, grand connaisseur de la pensée indienne. Souvenons-nous toujours, sans jamais oublier : « Accommodez-vous de moi, je ne m’accommode pas de vous ». Mais Patrice DOMOIZON affirme tout aussi fort : « L’Indien et son descendant s’y sont totalement intégrés. Pour ce faire, ils apprirent, entre autres choses symboliques, la langue créole, et, de ce fait, ils enrichirent l’existant de valeurs ancestrales, tout en enrichissant le pays d’accueil de leur apport : leur foi immuable en la tradition indienne, elle-même immuable. Le receveur se fit volontiers donneur. Telle est la philosophie de la vieille Inde dravidienne, éternelle, parce que sachant prendre autant que donner, tant à l’envahisseur qu’à « l’accueilleur ». C’est là une conception du monde qui s’accorderait parfaitement à notre jeune peuple, encore dans sa phase de définition. Phase de définition que nos penseurs gagneraient à ne pas confondre, malhonnêtement, avec phase définitive. L’Histoire, salvatrice et pacificatrice, à n’en pas douter, risquerait alors de transformer ces hérauts (« révolutionnaires-fonctionnaires ») en de piètres héros.
Appel à la conscience des femmes et des hommes de bonne volonté
Donc, 157 après l’arrivée des premiers Indiens, le 6 mai 1853, dans notre pays, dont la moitié fut enterrée dans sa terre, aucune manifestation officielle n’est venue célébrer, d’une manière ou d’une autre, cette date anniversaire, capitale dans la formation de notre peuple. Des associations (Les pratiquants de l’hindouisme de Martinique, Martinique-Inde, l’ADEVI, Mariamman, pour ne citer que celles-là) font ce qu’elles peuvent pour organiser des mélas, des fêtes culturelles ou religieuses, des voyages de groupes en Inde. Et Suzy MANYRI, Elisabeth MAXIME, Consuelo MARLIN-BERNARD, dansent, dansent, dansent le bharatanatyam comme le Seigneur Shiva, Nâtarâja, exécutant la danse éternelle : tândava.
Il faut toutefois rendre un hommage appuyé aux chantres du mouvement littéraire de la créolité : les écrivains Patrick CHAMOISEAU, Raphaël CONFIANT et Jean BERNABE, qui reconnurent la « Koulitude » comme un département à part entière de leur mouvement. Jean BERNABE, alors Doyen de la faculté des Lettres et Sciences humaines de l’Université des Antilles et de la Guyane, milita et obtint la création d’un Diplôme Universitaire des Langues et Cultures Régionales, intégrant et valorisant les langues dravidiennes (tamoul, telougou, malayalam et kannada) introduites dans nos pays par les Indiens.
Nous en appelons donc à la conscience de chacun, pour que le 6 mai 2013 (dans trois ans) soit, officiellement, célébré cet anniversaire, avec le faste inhérent à la fierté et à la dignité de notre peuple. Nous travaillons, d’ores et déjà, à un projet d’édification d’un centre culturel indo-caribéen et à la réalisation d’une maquette grandeur nature d’un coolie ship, qui peut être celle de l’Aurélie.
Camille MOUTOUSSAMY, Mai 2010
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Orlay
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