Fanon, l’humaniste : le discours d’ouverture de Gérard Dorwling-Carter
Samedi 15 mars, l’association Tous Créoles accueillait une conférence exceptionnelle sur Frantz Fanon intitulé « Fanon L’humaniste ». Plusieurs intervenants de talent (Danielle Marceline, Serge Domi, M. Zekler, Jean-Luc Fanon, Frédérique Fanon, Sylvie Meslien…) ont partagé leurs connaissances et leurs souvenirs devant un vaste public enthousiaste. Le président Gérard Dorwling-Carter a ouvert la séance avec ce discours :
Frantz Fanon : une pensée humaniste, tolérante et moderne
Mesdames et Messieurs,
C’est un honneur, un plaisir et surtout une grande responsabilité que de vous accueillir aujourd’hui pour cette conférence dédiée à Frantz Fanon.
Plus de soixante ans après sa disparition [Frantz Fanon est né le 20 juillet 1925, et est décédé le 6 décembre 1961 à Bethesda, Maryland, aux États-Unis, des suites d’une leucémie], ses écrits résonnent toujours avec une force singulière, éclairant les enjeux de notre époque et nourrissant une réflexion toujours actuelle sur la liberté, l’identité et la dignité humaine. Souvent perçu à travers le prisme des luttes révolutionnaires et de la décolonisation, Fanon est avant tout un penseur de l’humain.
Sa vision transcende les contextes historiques et géographiques. Il nous enseigne que l’émancipation, la liberté et la justice ne peuvent être pensées sans placer l’Homme au centre de toute réflexion.
Dans Peau noire, masques blancs, il exprime avec puissance cette quête d’humanité : « Je ne suis pas l’esclave de l’Esclavage qui déshumanisa mes pères. […] Moi, l’Homme de couleur, je ne veux qu’une chose : que jamais l’instrument ne domine l’homme. » Ces mots résument son rejet absolu de toute forme de domination et son appel à dépasser les blessures du passé pour construire un monde nouveau, fondé sur la dignité et l’égalité.
Fanon croyait en la capacité de l’Homme à se réinventer, à briser les carcans imposés. Dans Les Damnés de la Terre, il écrit : « Nous voulons inventer l’Homme total, l’Homme dans son contexte historique, l’Homme dans son essence vivante, l’Homme pour qui la société n’aura plus de secrets. » Cet idéal de l’« Homme total » témoigne de son profond humanisme, un humanisme exigeant, qui appelle à une prise de conscience individuelle et collective.
Mais Fanon n’était pas qu’un théoricien. En tant que médecin et psychiatre, il a exploré les blessures invisibles laissées par l’oppression, celles qui marquent l’âme autant que le corps. Il affirmait ainsi : « Il ne s’agit pas de libérer un peuple, mais de libérer l’homme, chaque homme. » Une déclaration d’une clarté implacable, qui montre combien il voyait en chaque individu une richesse unique, une dignité à préserver et à honorer.
Mais comment un jeune homme, né en Martinique, a-t-il pu développer une telle vision ? Quelles expériences, quels événements ont façonné cette pensée d’une fulgurance exceptionnelle ?
L’humanisme de Fanon manifeste également son refus des catégories rigides et des identités figées. Il nous exhorte à aller au-delà des assignations identitaires pour penser l’homme dans sa globalité, dans son universalité. En cela, il rejoint la philosophie de Tous Créoles, nous interpellant avec force : « Il n’y a pas de mission nègre ; il n’y a pas de fardeau blanc. Il y a un combat pour que triomphe la dignité de l’homme, pour que l’humiliation de l’homme disparaisse, quelle que soit l’origine de cette humiliation. »
Pour Fanon, il ne s’agit pas de substituer une domination à une autre, mais de dépasser les divisions artificielles pour privilégier ce qui nous unit en tant qu’êtres humains. Pourtant, sa pensée n’est jamais figée. Il se méfie, interroge ses propres conclusions, refuse tout dogmatisme. Cette exigence intellectuelle, ce perpétuel questionnement sont le fruit de son éducation, de principes qui lui ont été inculqués dès son plus jeune âge. Nos travaux de ce jour nous permettront peut-être de comprendre cela.
Trop souvent réduit à l’image d’un militant révolutionnaire, Fanon était avant tout un homme de dialogue, un médecin à l’écoute des souffrances humaines. « Je ne veux pas être enfermé dans un univers étouffant. […] Je ne veux pas être un prisonnier de l’histoire. » Ces mots rappellent que l’avenir est à inventer, que notre humanité repose sur notre capacité à évoluer, à repenser nos cadres et à refuser les prisons identitaires ou historiques.
Cet appel résonne avec la praxis de Tous Créoles, qui place la rencontre et l’échange au cœur de son engagement.
Enfin, Fanon nous a laissé cette injonction, à la fois un défi et une responsabilité : « Chaque génération doit, dans une relative opacité, découvrir sa mission, l’accomplir ou la trahir. » Cet appel s’adresse à nous. Il nous invite à interroger notre époque, à nous montrer à la hauteur des défis contemporains. Il en va de même pour notre conception de la créolité : une identité en perpétuel mouvement, ancrée dans le présent et tournée vers l’avenir, en écho au Tout-Monde.
Mesdames et Messieurs,
En explorant aujourd’hui les premières étapes de la vie de Frantz Fanon, nous ne célébrons pas seulement un intellectuel d’exception, mais aussi un humaniste visionnaire, un esprit libre et résolument moderne. Son message demeure un guide pour notre époque : dépasser les oppressions, réinventer nos relations, placer la dignité humaine au cœur de toute entreprise.
Que cette conférence soit un moment de réflexion, de dialogue et de progrès, à l’image de Fanon, dont la pensée demeure en mouvement. Puisons dans son humanisme et sa tolérance l’inspiration nécessaire pour bâtir un avenir à la hauteur de nos idéaux.
Je vous remercie.
Gérard Dorwling-Carter, président de Tous Créoles