Epiphane de Moirans, un abolitionniste un siècle avant l'Abbé Grégoire.
C’est l’intitulé de la conférence-débat donnée dans la salle du Conseil municipal de Schoelcher, le jeudi 27 novembre 2008, par le Révérend père Gaston Jean-Michel, doyen des prêtres de la Martinique.
Lequel de ces deux hommes pouvions-nous, ce soir-là , le plus admirer : le conférencier, en la personne du père Gaston Jean-Michel ? Ou l’abolitionniste, Epiphane de Moirans, dont le premier avait mission de faire l’éloge ?
Agé de 97 ans il est tout de même né en 1911 !- le père Jean-Michel a véritablement séduit l’assistance par sa vivacité d’esprit et sa vaste érudition. En présentant son parcours exceptionnel, l’historien Edouard Delépine s’est émerveillé, comme nous tous, du regard très précis que porte le père Jean-Michel sur le présent, passant avec aisance dans la même conversation du XVII° siècle à Barack Obama, sur lequel il s’est documenté par Internet ! Ordonné prêtre en 1935, cet homme d’église vit au moins trois passions : sa foi, les jeunes, et la communication. Fondateur de Radio Saint-Louis en 1982, le père Jean-Michel y anime encore des émissions chaque semaine. Les paroissiens de Saint-Esprit, du Morne-Vert et du Vauclin, communes où il a successivement servi, se souviennent avec force de ce prêtre, par ailleurs spécialiste de l’histoire des rapports entre l’église catholique et l’esclavage.
Abolitionniste avant l’heure, Epiphane de Moirans était un de ces rares hommes qui, avant les premiers abolitionnistes anglais, bien avant Victor Schoelcher, avaient déjà réclamé en plein XVII° siècle l’abolition de l’esclavage. Il nous intéresse ici en Martinique parce qu’il a foulé notre sol en 1678, et qu’il y a vécu l’un de ses premiers contacts avec l’horreur esclavagiste. Epiphane de Moirans n’était pas un noble, mais un religieux capucin disciple de Saint François, dont le nom était en fait celui de son baptistère dans le Jura, selon un usage habituel à l’époque. Sa congrégation condamnait déjà l’esclavage, et interdisait à ses membres de posséder des esclaves ; cette règle chevillée au coeur, dès après son ordination sacerdotale, Epiphane de Moirans obtint d’être nommé missionnaire apostolique, c’est-à -dire non assujetti à un diocèse, mais dépendant directement de la congrégation pontificale Propaganda Fide, afin d’avoir les coudées franches et la liberté à toute relative- souhaitée pour mener la mission d’évangélisation qu’il s’était assignée.
Notre capucin avait choisi comme terrain d’action la région des Caraïbes, et plus précisément le territoire des indiens de la tribu des Galibis, au Venezuela, jusque-là négligé par les conquérants espagnols, portugais et français, puisque ne recélant ni or, ni argent. Pour y parvenir, on le vit passer successivement à Cuba, à la Martinique, à Saint-Vincent, à Grenade, et partout il n’avait de cesse de souffler « libération » aux esclavagistes qu’il entendait en confession. En dépit du secret du confessionnal, sa propagande subversive parvint aux oreilles des différents gouverneurs des îles, dont l’un le fit arrêter et déporter en Espagne, où il fut mis aux arrêts durant des années au couvent Saint-Jean de Dieu à Séville ; c’est là qu’il finalisa en 1682 son oeuvre magistrale, « La liberté des esclaves ou défense juridique de la liberté naturelle des esclaves.’», documentaire détaillé sur la vie des esclaves observée sur les habitations tout au long de son périple, mais également docte et solide plaidoyer aussi bien religieux que moral, défendant la liberté naturelle des hommes mis en esclavage.
Restée malheureusement enfouie pendant presque trois cents ans dans les archives de l’église en Salamanque, ce qui explique qu’elle soit si peu connue, exhumée de l’oubli au XXè siècle, cette somme précieuse a pu être photocopiée, et une copie obtenue à la Martinique par l’excellent abbé Bernard David du Diamant, qui entreprit de la faire traduire par Robert Lapierre, un érudit professeur de latin au lycée Schoelcher de Fort-de-France. L’abbé David y a bien sûr étroitement collaboré, car seul un ecclésiastique pouvait éclaircir certains termes obscurs, tirés de la Bible ou de la théologie. Edité il y a un quart de siècle par la Société d’Histoire de la Martinique, cet ouvrage est introuvable aujourd’hui, même dans les bibliothèques, et seuls quelques trop rares exemplaires existent encore. Tout au long de pénibles descriptions des souffrances et des outrages infligés aux esclaves, Epiphane de Moirans y fustige la cupidité aveugle des Européens, pour lui source de grands malheurs, et déclare : « Pour qu’ils voient, ou du moins qu’ils aient la lumière pour voir ce qui est juste, j’entreprendrai de défendre la liberté naturelle des esclaves d’Afrique, dans le dessein d’établir la vérité de la vie et de la justice. Je résolus de me consacrer à la plume, jugeant que c’était là une nécessité. ». L’auteur dénonce également la puissance des structures permettant le maintien de l’esclavage, à l’image d’un maître lui disant : « Cela est dans l’usage, Père ; on ne peut y porter remède.’»
Epiphane de Moirans disparut en 1689, soit un siècle avant la Révolution française. Encore peu connu pour les raisons que l’on sait, cet homme singulier et courageux a véritablement ouvert la voie à l’Abbé Grégoire (1750-1831) et à tous les abolitionnistes qui le suivirent et luttèrent sans relâche pour faire aboutir cette noble cause.