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« Débit de la Régie »

débit-de-la-régie-2C’est avec beaucoup de plaisir que nous publions ici ce texte un peu nostalgique d’un habitant du Morne-Rouge (Martinique), qui nous parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître, comme dit la chanson.
Beaucoup de « quinquas » (et au-delà) se reconnaîtront en effet dans cette attachante description de ces lieux de vie et ces coeurs de quartiers qu’étaient nos « boutiques » des communes rurales. A lire vite ! 
C’est bien vrai que la vie va et que tout change… La « boutique » de nos quartiers s’en est allée aussi. Emportée pour avoir cédé à un excès de modernisme. Succombée à cause d’une société de consommation affligeante. Elle s’adossait souvent à un bistrot… à un « privé » comme on disait. La « boutique » alors, était flanquée de son éternel « Débit de la régie » : un petit écriteau naïf, manuscrit. Cloué là… souvent sur le pignon. Quelquefois sur un tronc d’arbre dans la cour, celui d’un vieux flamboyant ou d’un manguier…
« Débit de la régie » : Le chant, l’assonance et le sens de ce groupe de mots m’ont toujours interrogé, passionné… Peint sur une vulgaire planchette ou tôle, avec immanquablement ses fautes d’orthographe, il se penchait sur nos mœurs et la loi des impôts.
Chez nous au Morne-Rouge, il n’était pas un lieu qui n’eut sa « boutique ». C’était souvent à un carrefour de chemins, sous l’arbre à pain, près de la fontaine publique. C’était « chez Madame Maria », « chez Madame Papin », chez « Madame Petit » ou encore chez « Madame Molinard ».
Croyez-moi, nos quartiers retrouvaient leur âme autour de leur « boutique » et de leur « privé ». Moi, j’aimais « aller à la boutique, faire les commissions ».
J’allais chez « Monsieur Massol », au bord du chemin. Ce temps était loin du libre échange et du capitalisme triomphant. L’humanité, derrière le comptoir, était encore rurale, sans chi-chi, elle attendait son tour, elle pesait, elle échangeait. Elle exprimait non les subtilités du profit mais celles du partage, du service et du cœur. Il me souvient que l’agencement des étagères, les tables et chaises des « privés », respiraient dans leur habit de bois noble : une rusticité belle et vraie. Dehors sur la façade, la société de grande consommation naissait, elle affichait ses premières publicités, ses premières réclames : « Omo lave plus blanc, plus propre », « Savon Cadum », « Buvez, rhum Courville »…débit-de-la-régie
Aussi, entre toutes les odeurs qui se dégageaient dans notre environnement, la « boutique » avait la sienne. Elle était particulière, l’odeur de la « boutique » ! Dans l’air, par-dessus les étagères, s’épousaient toujours les effluves saumâtres de la morue aux relents torrides gorgés de rhum, de sucre et d’alcool à brûler. Et c’était bon. Je ne parle pas de l’odeur épaisse et grasse du pétrole, du beurre margarine. Et puis dans le décor, il y avait ce « Jésus de grès », gardien des denrées et de la bonne marche des affaires : sainte Certitude accrochée au mur, derrière les « Cinzano », « vermouth » et les tarifs affichés.
CŒURS DE QUARTIERS
Le caractère des « boutiques » se retrouvait sur le zinc du comptoir : c’était l’incontournable balance « Roberval ». Oh ! La reine y trônait souveraine, assistée de ses poids. Elle pesait, mesurait la fortune des miens au poids de leur demandes et besoins : une livre de sucre ou une demie livre de morue. Nous achetions « au jour le jour », comme on dit, « au détail » : la feuille de beurre, deux cigarettes « Bastos » et un morceau de savon !
Sur le zinc siégeaient aussi le décalitre et sa suite : la chopine, la roquille et la petite dernière de la famille qui mesurait « le miss’ rhum’ ». Et puis il y avait le tiroir où se rangeait le « carnet de crédit ». Ah le fameux carnet ! Son œuvre restera splendide à mes yeux. Il inscrivait dans ses colonnes les sommes dues de ceux qui jamais ne bouclaient les fins de mois. -« … Maman te dit de marquer sur le carnet, s’il te plait !… ».
Débit de la régieMais que sont devenues nos « boutiques », nos « débits de la régie » ? Cœur du quartier, elles rassemblaient, elles convoquaient, elles rameutaient… C’était le temps des communions et des partages. Elles ont été phagocytées par les grandes surfaces agencées en inox, gondoles et surgelés. Plus de « débit de la régie ». L’enseigne « néonisée » et clignotante annonce au fronton des grandes surfaces, les multinationales qui déshumanisaient. Ce sont là, les logiques scientifiques accouchées de la cervelle des forts en math, des forts en économie…
La vie n’est pas un théorème. C’est que la « boutique » n’a pas seulement forgé l’identité de mon pays, ni établi que la grandeur humaine, c’est qu’elle exerçait déjà une logique de développement durable.
On ne stockait pas. Les sacs de sucre en jute étaient réutilisés ainsi que la toile des « sacs-farin’-France ». J’emportais ma demi-livre de pain, mes deux morceaux de « kako-dou » et aussi ma livre de farine dans du papier savamment découpé des emballages de récupération. Ceux du négociant « De Négri, de Fabre et compagnie… ».
Ma « boutique » est encore ouverte à mon âme, et c’est toujours là que je vais m’abreuver.
Gilles-Denis DELAGE, Savane Hubert, Morne-Rouge
A lire aussi, l’étude exhaustive réalisée sur ce sujet par le Conseil d’Architecture, de l’Urbanisme et de l’environnement : http://www.caue-martinique.com/media/publi-35-la-mouina-n-7-commerces-de-proximite-histoire.pdf

8 Commentaires

  1. Thierry PJR

    Que de souvenirs! aller chez « man Zebo », l’aider à compter la petite monnaie, en échange d’un pain au chocolat ou d’un « zachari » avec de la margarine puisée dans une grosse boite de conserve qui tronait pas loin du comptoir!
    Thierry

  2. Roland CL

    et oui je me souviens de mme molinard avec ses chopines, son beurre vendu à la louche et les cigarette vendues au détail mais c’était en temps longtemps
    Roland

  3. Gégé

    On y allé acheter notre cigarette interdite C té en bon tan. Gerard

  4. Annick

    eh oui c’était le bon temps, ou on prenait le temps de se parler, de s’écouter, de se respecter, de s’apprécier,de partager, tout simplement!
    Annick

  5. NUISSIER Félicia

    Une certaine émotion… j’ai grandi « à la boutique de Man Chichi au Prêcheur » et si ce n’était une très brève maladie survenue il y a tout juste un an, Chichi veillerait encore sur sa boutique … à 100 ans comme un roc.

  6. Erick

    Cela me rappelle mon enfance dans la boutique de Madame Dubeau à Sainte Thérèse. Toutes ces dames étaient prodigieuses en calcul mental. La mémoire qu’elles avaient pour reproduire les ventes à crédit sur le carnet, ainsi que la gestion des clients douteux. La connaissance parfaite des anciens prix d’achats, dans la négociation. Cela semblait tellement simple, sans ordinateurs. Aujourd’hui, c’est différent. Mais c’est aujourd’hui…

  7. Arlette

    Merveilleuse lecture !
    Dans mon quartier, dans le Trénelle d’antan, dans les hauteurs de Fort-de-France, il y avait la boutique de madame Léon, celle de Mme Exsil, Chez Daquin et d’autres boutiques encore. Je me souviens du temps où j’allais acheter « Une livre de pain et 15 fr de beurre.
    Le client apportait sa bouteille pour sa roquille ou sa « musse » d’huile, Il fallait rapporter la bouteille de soda, de « super » pour récupérer l’argent gardé en consigne.
    Pas de pollution en ce temps-là, pas de sachets en plastique au bord des routes… Je vous parle d’un temps que….. Je suis heureuse de l’avoir connu….
    Qui nous parlera de nos rivières ???

  8. BOUHOT Gérard

    J’ai encore le souvenir de tous ces petits débits de la régie si pittoresques pour moi qui venait d’arriver en Martinique, au bourg du François notamment – la dame qui tenait la boutique alors m’avait même donné un chiot de race créole -, au quartier l’autre bord de Case Pilote chez Mme Berthé (?)- il faudrait qu’on me confirme le nom, il y a si longtemps de cela – où l’on trouvait ce qui manquait – on était pas très exigeant à l’époque !
    Une époque qu’il ne faut toutefois pas trop enjoliver, la vie était difficile pour la majorité même si on ne le laissait pas paraitre. La pollution – moindre qu’aujourd’hui il est vrai – existait malgré tout : les piles (charges), seule solution pour écouter la radio finissaient enterrées dans un coin du jardin.

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