Clarence Thomas bouleverse 50 ans d’acquis sociaux aux Etats-Unis
Un article de Aurore Holmes
Les Etats-Unis réalisent avec stupeur qu’une institution judiciaire, composée de neuf membres non élus, a acquis la puissance nécessaire pour faire vaciller la démocratie et poser l’estampille de la régression sur leurs acquis sociaux. Il s’agit de la Cour Suprême des Etats-Unis.
D’autres convictions chosifiant « l’identité noire » volent en éclats lorsque les Américains apprennent que le juge, à la manœuvre de l’annulation de l’arrêt Roe vs Wade, est Clarence Thomas, un « Afro-Américain » qualifié d’ultra-conservateur et dont la personnalité controversée et complexe a donné lieu à de multiples analyses aussi diverses que contradictoires. Cette décision, dont la tendance politique est clairement conservatrice, ne prononce pas l’illégalité des interruptions volontaires de grossesse à un niveau fédéral, mais renvoie à chaque État le pouvoir d’autoriser, ou non, l’avortement sur son territoire.
Éric Zemmour, si ses ambitions présidentielles s’étaient concrétisées, aurait placé Clarence Thomas à sa droite en tant que ministre de la justice. Georges Bush ne s’y est pas trompé en le nommant à la Cour Suprême pour remplacer Thurgood Marshall en 1991.
La personnalité de Clarence Thomas interpelle. Il s’est hissé à cette prestigieuse fonction par son intelligence et son opiniâtreté, mais sa jurisprudence empreinte d’opinions éloignées de l’attendu échappe à la logique des plus brillants juristes. Le Professeur de droit à l’université de Yale, Akhil Amar le décrit ainsi : « Il a adhéré à toutes sortes d’idéologies différentes. En faculté de droit, il était un sympathisant des Black Panthers, partisan original et extrémiste du pouvoir noir. Actuellement, il s’inscrit dans le courant conservateur de la Cour Suprême des États-Unis. »
Comment expliquer ce glissement d’une gauche extrême vers une droite extrême ? Par la complexité de ses expériences personnelles, sans doute.
Clarence Thomas naît le 23 juin 1948, à Pinpoint, Géorgie aux Etats-Unis. Il commence son cursus scolaire, essentiellement catholique, à Savannah, ville côtière du même État.
Dans ses mémoires « My Grandfather’s son », Clarence Thomas déclare que ses premières rencontres avec le racisme se produisent au sein de la « communauté noire », rencontres ressenties comme des conflits intra-raciaux. Ses camarades lui avaient attribué un surnom ‘ABC’ (America’s Blackest Child), l’enfant le plus noir de l’Amérique. Ils lui disaient aussi « Encore un peu plus noir, il aurait été bleu ». La peau sombre de Thomas alliée au créole de Savannah, le Gullah-Geechee, étaient considérés avec mépris dans sa classe. Un souvenir encore douloureux.
En 1964, il intègre un pensionnat catholique élitiste où il découvre la mixité raciale, puis l’abbaye de l’Immaculée Conception et ensuite le lycée Holy Cross de Worcester dans le Massachussets. Seulement quelques mois ont suffi pour que Thomas et ses amis créent un syndicat d’étudiants noirs. Ils publient un manifeste composé de onze clauses incluant les suivantes :
[…]
L’homme noir doit travailler avec son frère noir.
L’homme noir exige le droit de perpétuer sa race.
L’homme noir ne veut pas ou n’a pas besoin de la femme blanche.
[…]
Kevin Merida et Michael Fletcher relatent dans leur biographie “Supreme Discomfort” (2007) que Clarence Thomas allait jusqu’à interpeller les couples interraciaux, « Que vois-je ? Une femme noire avec un homme blanc ? Comment est-ce possible ? »
Pourtant en 1986, Thomas rencontre Virginia Lamp, une américaine républicaine blanche qui deviendra sa seconde épouse. Dès lors, il cesse ses attaques contre les mariages mixtes.
Durant ses jeunes années d’étudiant, Thomas était un fervent admirateur des leaders du mouvement des Black Panthers et des membres du parti communiste comme Kathleen Cleaver et Angela Davis. Son premier déplacement vers Washington visait la marche sur le Pentagon contre la guerre au Vietnam. La dernière manifestation à laquelle il a participé était celle de Cambridge pour la libération des Black Panthers Bobby Seale et Ericka Huggins, l’une des plus violentes de l’histoire de cette ville au cours de laquelle 2000 policiers ont contré 3000 manifestants.
Clarence Thomas entre à la Faculté de droit de Yale en 1971, grâce à un programme d’action de discrimination positive, l’université ayant décidé que dix pour cent des nouveaux étudiants devaient être de la minorité noire. Un programme que Thomas accusera ultérieurement de minorer sa valeur intellectuelle. Lors d’un interview avec le Washington Post, il déclare « Vous deviez chaque jour vous mesurer à vous-mêmes car le postulat était que vous étiez un incapable et que vous ne méritiez pas cette place. » Thomas obtient son diplôme de droit en 1974. Mais les bénéficiaires de ce programme ne pouvaient obtenir aucune mention.
Thomas est successivement l’assistant du Procureur Général du Missouri (1974-77) puis avocat du groupe Monsanto (1977-79), assistant juridique du sénateur républicain du Missouri John C. Danforth (1979-81). Il a gravi les échelons dans l’administration des Présidents républicains Ronald Reagan et George H. W. Bush avant d’être nommé juge à la Cour d’appel du district fédéral de Washington D.C. pour enfin remplacer le juge Marshall à la Cour Suprême des Etats-Unis.
L’éducation catholique de Clarence Thomas depuis l’école élémentaire jusqu’à l’université de Yale est, de façon indéniable, un dénominateur d’influence sur toute sa jurisprudence et son extrême volonté de châtiments sur les criminels.
Dans l’affaire Hamdi vs Rumsfeld (2004), il est le seul juge à considérer que le gouvernement fédéral américain peut détenir ses ressortissants au camp de Guantánamo sans contrôle judiciaire.
En 2015, dans l’affaire Obergefell v. Hodges, il affirme que la Constitution américaine ne contient pas de droit au mariage homosexuel.
Dans la jurisprudence exposée le 27 février 2019 (supremecourt.gov/opinions/) concernant l’affaire Garza vs Idaho Thomas a décidé de renverser la décision émise dans le cas Gideon vs Wainwright datant de 1963 qui permettait aux accusés ayant des difficultés financières, dans les tribunaux équivalents aux assises, de bénéficier d’un avocat aux frais du gouvernement.
Les convictions religieuses ne peuvent constituer un paravent commode aux décisions très radicales du juge Clarence Thomas. D’ailleurs pourquoi devrions-nous disséquer la personnalité, les motivations de ce dernier sous l’éclairage d’analyses telles que celles répertoriées par Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs (1952, éd. Seuil) ? Parce que notre jugement s’affole lorsque nous sommes confrontés à un électron libre ne correspondant à aucune case prédéfinie… Un « Afro-Américain » d’extrême droite est en dehors des normes. Pourquoi « Afro-Américain » plutôt qu’Américain tout court ? Clarence Thomas lui-même s’y perd s’acharnant à poser des frontières là où celles-ci ne peuvent exister.
Revenons à son expérience de Yale, université où Thomas a été admis grâce à la discrimination positive destinée à sélectionner dix pour cent de la population de la faculté de droit. Il pense jusqu’à maintenant qu’il aurait dû y accéder par la méritocratie juste en raison de ses capacités intellectuelles et de sa volonté. Il écrit dans ses mémoires : « Il n’y avait rien de pire que de réaliser que j’étais à Yale à cause de la discrimination positive. » Une question le taraudait, à savoir, comment convaincre un employeur de ses réelles capacités ? Thomas analyse la discrimination positive comme un moyen moderne de ramener les noirs à une infériorité supposée et donc d’affirmer la suprématie blanche. Une théorie qui lui a valu les foudres de Rosa Parks en 1996. Elle disait : « Il a profité de tous ces avantages et maintenant il s’y oppose. »
Rachel Khan tient un discours parallèle, dans son livre Racée qui a le mérite de faire sauter tous les verrous de « l’identité noire ». Dans son chapitre intitulé Quota, elle surligne l’absurdité et l’injustice qui en découle :
« Les quotas sont des pourcentages plaqués sur un groupe humain. Or, s’il n’est pas discriminatoire, un choix peut être injuste. […] Avec les quotas, l’heureux élu sera considéré comme étant plus représentatif des Noirs que les autres ? Mais au nom de quoi ? »
Et parlant des actrices :
« Une fois engagée parce que noire, comment une comédienne pourra-t-elle transcender sa case ? Cette actrice sera prisonnière de son statut de bien « quotée ». Elle appartiendra désormais à sa minorité. »
Effectivement, la discrimination positive engendre un malaise, mais elle s’impose comme un mal nécessaire encadré par le temps, le temps peut-être d’une génération qui sera certainement frustrée, mais permettra aux suivantes de démontrer leurs capacités sans arrière-pensées.
Mais Clarence Thomas va bien plus loin dans ses interprétations littérales du droit, dans ses positions sociétales, ainsi que dans ses postures politiques.
Ralph Rossum, Professor à Claremont McKenna College (auteur de Understanding Clarence Thomas) décrit ainsi la ligne conductrice de la philosophie du droit de Thomas :
« Si vous avez un meuble finement travaillé et que vous ajoutez des couches successives de peinture par-dessus, bien rapidement les détails seront noyés sous la peinture et ce que Thomas veut faire, c’est revenir sur le bois nu, jusqu’au texte originel de la Constitution. »
Les droits acquis depuis une cinquantaine d’années sont donc les couches jugées inutiles et s’accumulant sur la Constitution originelle.
« La décision de la Cour suprême relance les spéculations sur le sort d’autres droits acquis – parmi lesquels le mariage homosexuel – en raison de l’argumentaire développé par l’un des juges les plus conservateurs. « Dans de futurs dossiers » concernant, eux aussi, le respect de la vie privée, « nous devrions revoir toutes les jurisprudences », écrit ainsi le juge Clarence Thomas, dans un texte personnel qui accompagne la décision.
Fait notable, il cite trois arrêts en particulier : Griswold vs Connecticut, de 1965, qui consacre le droit à la contraception ; Lawrence vs Texas, de 2003, qui rend inconstitutionnelles les lois pénalisant les relations sexuelles entre personnes de même sexe ; et aussi Obergefell vs Hodges, de 2015, qui protège le mariage pour tous au niveau des Etats-Unis, qui reste une cible prioritaire de la droite religieuse.
Selon Clarence Thomas, ces jurisprudences s’appuyant sur la même disposition de la Constitution que celle, désormais invalidée, qui protégeait le droit à l’avortement, la Cour a « le devoir de corriger les erreurs » qu’elles avaient instaurées.
Il s’agit pour l’instant uniquement de l’opinion d’un juge – sur les neuf qui constituent la plus haute institution judiciaire du pays –, et rien ne dit qu’il arrivera à l’imposer aux autres. La décision de vendredi, adoptée à la majorité des juges, précise d’ailleurs que « rien dans cet arrêt ne doit être interprété comme remettant en doute des jurisprudences sans lien avec l’avortement ». – Le Monde du 24 juin 2022, Droit à l’avortement : la Cour suprême des Etats-Unis revient sur l’arrêt Roe vs Wade et laisse les États américains libres d’interdire l’IVG
Les opinions sociétales de Clarence Thomas sur l’intégration semblent découler de ses expériences scolaires et universitaires à une époque où la ségrégation était très active. Clairement inspirées de Marcus Garvey, elles mettent en valeur une vision pessimiste, jusqu’au boutiste d’un vivre-ensemble désormais impossible entre noirs et blancs, vision dangereuse qu’il inscrit tout aussi bien dans sa jurisprudence.
Thomas s’est révélé être un soutien indéfectible de Donald Trump lors des dernières élections présidentielles américaines. En janvier 2022, il est le seul membre de la Cour Suprême à soutenir l’ancien président Donald Trump, qui conteste la demande d’ouverture des archives présidentielles par la commission parlementaire chargée d’enquêter sur l’assaut du Capitole du 6 janvier 2021.
Le juge Clarence Thomas est unique dans sa complexité. Ses points de vue sont si contradictoires qu’ils choquent et s’entrechoquent. Il a inspiré de nombreux interviews et de nombreux livres souvent très critiques et tentant de cerner sa personnalité et ses opinions. Il est un homme nostalgique du passé et son concept de jurisprudence est puriste de par son refus de la faire évoluer au rythme sociétal. Positionné, même par les républicains à la droite de l’extrême droite, ses objectifs qui semblent à première vue s’accorder avec ceux de ses pairs risquent d’aboutir à des face à face violents dont il aura la responsabilité mais qu’il laissera aux générations futures.
N’est-il pas lui-même un parfait exemple de l’intégration démontrant qu’un « Afro-Américain » républicain peut s’opposer à un Président démocrate ainsi qu’à ses électeurs ? Dans la partie d’échecs qu’il joue et dont il est le chevalier par sa maîtrise des lois constitutionnelles, son roi (l’extrémisme) pourrait encore tomber sous le cri d’un « échec et mat ».
Il aura le mérite de nous remettre en question sur la fébrilité de nos acquis. Le monde regarde l’Amérique et prend conscience qu’une exploitation subtile et silencieuse des failles juridiques visant la Constitution suffit à renverser la table de la démocratie que l’on croyait inébranlable.
Aurore Holmes
Références bibliographiques
Clarence Thomas : from Black Panther type to Supreme Court’s conservative beacon, Nina Totenberg, Npr.org, 14 juillet 2019
Clarence Thomas’s Radical Vision of Race (extrait de The Enigma of Clarence Thomas, Metropolitan Books), by Corey Robin, The New Yorker, 10 septembre 2019.
Racée, Rachel Khan, Ed. L’Observatoire Eds De, 10 mars 2021.
Le Monde du 24 juin 2022, Droit à l’avortement : la Cour suprême des Etats-Unis revient sur l’arrêt Roe vs Wade et laisse les Etats américains libres d’interdire l’IVG