«Taxis-Pays»
Gilles Denis DELAGE, ce Péléen qui nous a déjà ravi avec sa description nostalgique des « débits de la Régie » de la Martinique http://www.touscreoles.fr/2013/05/11/debit-de-la-regie/, nous livre aujourd’hui un récit tout aussi nostalgique à propos des « taxis-pays » des années 60.
Encore un épisode d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître, comme dit la chanson ! Retour sur notre histoire…
Autrefois, bien avant nos fameuses « bônm’ » – de la famille des Renault – pour le transport des voyageurs, il y avait ces légendaires « taxis-pays » en bois : l’ancêtre des bus d’aujourd’hui. En ce temps-là, du Morne-Rouge à Fort-de-France, on « voyageait »… On « allait en ville » par la route de la «Trace ». La Trace, l’intime de notre taxi-pays, était un trajet de 2 heures pour 30 kilomètres et ses 330 virages. La Trace serpente encore entre ombrages frais et hauts mahoganis, entre cours d’eau et ravins, entre les mornes et les Pitons bleus. Ah ! La Trace, ma voie sacrée, ma nef sinueuse pleine de chants, de poésies.
Ô taxi de mon enfance ! Aujourd’hui, on t’a réinventé bus et rapide sur toutes les routes du monde.
Le corps de ces seigneurs de la « Trace » s’habillait de planches et belles moulures en bois, le tout agencé sur une ossature en acier. Cet ensemble soigneusement raboté, vissé, poli puis peint de ces couleurs vives qui les caractérisaient. Pas de vitrage, excepté un pare-brise flanqué de deux nerveux essuie-glaces. De petits rectangles de bâche étaient déroulés quand il pleuvait ou quand le soleil insistait. Les « taxi-pays » étaient coiffés de leur « teg » en acier – de l’anglais « to tug » : hisser en traînant – où se déployait le « préla », cette épaisse bâche de grosse toile bordée d’œillets de cuivre. Le « préla » protégeait animaux, paniers caraïbes et toutes choses des humeurs du temps. C’est que sur le trajet de la route de « La Trace », le temps nous était souvent servi en pluie, en vent et brouillard avec un zeste de soleil seulement aux environs de Balata.
Ces bus d’antan se nommaient, se distinguaient l’un de l’autre par l’accent de leur klaxon. Il y avait celui de « Paul bik’ », de « Nestor », de « Sasson » ou de « missié Zéphyr ». J’entends encore dans ma mémoire le « Ban !!! » triomphal de « Paul Bik » sous le tunnel. Il est seize heures.
Il y avait « le garçon », précieuse aide du chauffeur, assis au dernier banc. Il montait, descendait souvent la petite échelle à l’arrière du « taxi », plaçait rapidement le « bwakoré » dans les cotes quand le moteur hésitait, toussotait avec inquiétude. Ce dernier rangeait toujours sous le banc sa manivelle. C’était après le coup de démarreur manuel. Réussi après maints essais.
« Garçon et chauffeur » se parlaient souvent à travers un rétroviseur intérieur. A gauche de celui-ci, trônait un « Saint Christophe » : ancrage d’une certitude forte et simple pour un bon voyage. Je me souviens aussi de cette inévitable affiche manuscrite : « tarifs : Morne Rouge – fort de France : 2, 50 Frs », « Fort de France – La Médaille : 1, 25 Frs » ou encore « défense de parler au chauffeur ». Ainsi, « Garçon » et chauffeur se parlaient très peu ou seulement du bout des yeux.
A l’intérieur du « taxi », frais comme l’espace de la Délivrande, c’est toute une démocratie rurale, prolétaire qui transportait vers « l’en-ville » : Balances, paniers, maraîchers, animaux… Il n’était pas rare d’entendre s’égosiller un cochon ou un cabri sur le « teg ». A l’intérieur du « taxi », ça sentait l’eau de Cologne et la lavande. On parlait haut, à cause du bruit de moteur, surtout dans les cotes, sous le tunnel. J’écoutais les conversations sur le temps qui roulait :… : la rivière Capot qui a « débôdé », les remèdes « razié » échangés pour le vieux rhumatisme… la mort d’untel, les « commissions » à faire chez « Bata », « Siniamin » ou « Maurielo ». En vérité, le verbe créole avait de ces hauteurs, à cause aussi des obédiences : les conciliabules politiques alternaient avec les affirmations religieuses. Là, devant, un enfant dort sur sa mère… trop tôt réveillé…une femme derrière, trace le portrait coloré du géreur de l’habitation… Là, une veuve en noir égraine son chapelet. Et puis, savourer le verbe et propos de « Man doudou-a », cette grand-mère de mon quartier, confirmation de sa hardiesse naturelle que rien n’effarouchait… « Di Dith’ » sa sœur, comme toujours, l’invitait à plus de discrétion… Et moi, j’écoutais parler mon pays vrai qui plantait, qui récoltait, échangeait, qui disait sa propre langue.
J’avoue aujourd’hui que je me laissais émouvoir par ce « taxis-pays », ce lieu de vie, qui peinait dans la cote de « deux choux » pour ensuite s’engager dans l’épaisseur végétale de la « Trace ». Il frôlait les ponceaux, passait ravines et rivières. Je voyageais le nez dehors. Les vents lavaient, soufflaient le ventre de la forêt et me jetaient aux narines des odeurs mouillées les plus salubres. Et c’était bon. J’attendais toujours de passer le pont de l’Alma. Il n’y avait pas là une rivière, mais un chant qui descendait des Pitons entre sève et lave. Un chant au fil de l’eau qui allait gaiement jusqu’à la Lézarde.
En ce temps-là, le génie créole avait enfanté le « Taxi-pays ». Le fer s’arrangeait avec le bois, le poirier avec le châssis. On roulait à la vitesse des fortunes, de l’économie et de l’imagination. En ce temps-là, quand on arrivait « en-ville »… à « Détour- boudin », là en bas, près d’un « débit de la régie », sur le tronc d’un gros flamboyant, je me souviens encore des premières réclames d’une société de consommation : « jambon Olida », « Omo lave plus blanc, plus propre… ». Sur le « teg » ma campagne avait ses odeurs de thym, de bois d’inde et de persil …L’« en-ville », lui, et ses tinettes avaient les siennes.
Bonjour Fort de France !
Gilles Denis DELAGE, Morne-Rouge
ANTONIN
No comment. Juste pour Stainte-anne michalon qui passait par le Vauclin et Clemenceau par Riviere pilote.
Arlette
… Et moi, j’accompagnais ma Manman à Trinité. Dans l’immense taxi de Monsieur Paramon.Quittant Trénelle dès 4 heures du matin, nous traversions à pied, bien sûr le quartier des Terres-Sainville dans les odeurs de Tinettes parfois, mais sans crainte de mauvaises rencontres…en ce temps-là. Le taxi quittait La place de l’asile à 5h pile. Et alors commençait notre périple de deux bonnes heures jusqu’à Trinité. Que d’émotions ! Les conversations, les rires, la route dans un paysage varié, les virages où , enfant, je pensais ma dernière heure arrivée tant notre véhicule penchait du côté du précipice…. Mais je suis encore là pour applaudir l’auteur de ces évocations !