Francisco d’avant la légende
Francisco chapé ! Francisco quitté nou ! Mé aussi i fini soufè. Francisco laissé pou nou Caroline, Martinique magnifique, Soleil di péyi mwin, Fanm Matinik dou, Ainmin la vie… Autant de belles chansons créoles à la gloire de son île, de la femme antillaise et de son amour de la vie. De sa voix chaude, Francisco a porté à travers le monde et au plus haut niveau la musique créole, la biguine-lèlè et une belle image de notre culture.
Les hommages à sa mémoire seront unanimes, nombreux et justifiés. Pour notre part, nous avons choisi de l’honorer avec ce texte d’Éric HERSILIE-HÉLOÏSE, journaliste et chef de centre du magazine “France-Antilles”, qui nous raconte une facette peu connue de Francisco, celle « d’avant la légende ».
Tout ou presque a été dit sur la vie de Francisco. Reste à conter la genèse de l’artiste, du temps où, à l’âge de seize ans, Frantz CHARLES-DENIS débarquait en France du navire « Katoumba », en 1948. Il a vu tant de choses, connu tant de péripéties, que sa vie ressemble à un véritable roman. Voici l’histoire de ce jeune homme de la bourgeoisie foyalaise, qui deviendra cet artiste de renom et surtout ce sportif de haut niveau, dont le nom restera à jamais lié à une certaine idée de la Martinique.
Curieusement, en lisant ou en écoutant les émissions qui ont été faites à son sujet, on a l’impression que Francisco serait né à la fin des années 50, au volant d’une Cadillac rose bonbon, défrayant la chronique, en faisant entrer le tambour bèlè dans les salons et en donnant ses lettres de noblesse au judo martiniquais. On serait bien surpris d’apprendre qu’avant d’être Francisco, Frantz CHARLES-DENIS avait débuté sa carrière artistique en tant que danseur dans les ballets de la célèbre chorégraphe américaine Katherine DUNHAM et qu’en ce qui concerne le sport, c’est sur un ring de boxe qu’il avait tout d’abord exercé ses talents pugilistiques.
Mais c’est là une longue histoire, qui prend naissance à Fort-de-France au tout début des années 40. Frantz CHARLES-DENIS est l’enfant unique d’un inspecteur des contributions indirectes et d’une directrice d’école. C’est la bourgeoisie foyalaise d’alors, qui se retrouve bien souvent dans les salons de la famille NARDAL, ou aux réceptions très huppées des MAGALON. Déjà tout jeune, Frantz CHARLES-DENIS étonne les adultes par son talent d’imitateur et son don de danseur ; divertissements de salon, qu’il compense en s’entraînant avec les jeunes gens de son milieu à la boxe, sous la houlette de Pierre VALÉRIUS, l’entraîneur en vogue à cette époque où les arts martiaux n’ont pas encore dépassé les frontières de l’empire du Soleil Levant. Quelques années plus tôt, un ami de la famille, M. MANUEL, a été nommé gouverneur à Tananarive et a convaincu M. CHARLES-DENIS père de demander sa mutation à Madagascar. Et c’est pourquoi en ce matin de septembre 1948, la famille au complet se retrouve au Havre, après dix jours de traversée. Là, sur le quai les attend Roland THÉOLADE, le grand cousin de Frantz et aussi celui qui sera, quelque part, l’instigateur de la destinée du futur Francisco.
Les anciens se souviennent encore aujourd’hui de Roland THÉOLADE et du côté flamboyant de cet homme bourré de talents qui parcourra la vie antillaise de la seconde moitié de ce siècle comme un météore, une sorte de Gatsby à la Scott FITZGERALD, qui malheureusement ne réalisera pas les rêves que lui promettait son intelligence. À Paris, la vie de la famille s’organise dans l’attente du départ vers l’océan Indien. Les parents ont un appartement au rez-de-chaussée du Paris Hôme de la rue Blomet, tandis que le jeune Frantz loge dans un studio à l’étage. Au chapitre distractions, le père retrouve des amis comme le député SABLÉ ou M. BANCHELIN, comme lui grands joueurs de bridge. Après les parties de cartes, les hommes vont à la Rhumerie martiniquaise, autre haut lieu de rencontre d’alors de la bourgeoisie créole parisienne. Malheureusement, victime d’une broncho-pneumonie, M. CHARLES-DENIS ne regagnera jamais son poste à Tananarive, et retournera en Martinique. Frantz, lui, restera en France au milieu d’une atmosphère où les Antillais, quelque soit le milieu, sont des hommes recherchés pour leur charme, leur éducation et cette nébuleuse d’exotisme qui flotte autour d’eux.
En ce qui concerne l’adolescent, ses parents l’ont inscrit à l’école Violet, afin qu’il poursuive des études d’ingénieur. Mais dans la rue Blomet où habite la famille, se trouve l’un des tous premiers dancings antillais de Paris. Inutile de dire que Roland THÉOLADE a introduit son jeune cousin dans ce haut lieu de la vie nocturne. C’est une découverte, une révélation. Très vite, Frantz devient un habitué du « Blomet », et l’année suivante il est engagé pour faire des remplacements au sein de l’orchestre. Difficilement compatible avec l’école… Qu’il abandonne en moins d’un an, pour se replonger dans des études plus académiques, mais avec l’option boxe sous la conduite du maître ROUSSEAU ; là il retrouve ses amis de Fort-de-France, du temps de Pierre VALÉRIUS. « Le handicap et la raison pour laquelle je ne suis pas allé très loin en boxe, vient de mes yeux, explique-t-il. Porteur de lunettes, j’avais un énorme point faible au visage, ce qui me pénalisait dans les combats ». Problème qu’il n’aura pas avec le judo, qu’il découvrira tout à fait fortuitement en voyant un jour PUMARA, alors champion de France de judo, se battre en public. Là encore ce sera une révélation, et Francisco se jettera à corps perdu dans cet art martial, devenant un judoka international reconnu et respecté, même par le Japon qui l’honorera à plusieurs reprises. « Dans la vie, j’étais doué et ai eu beaucoup de chance, mais le seul point où je me suis vraiment accroché et travaillé durement, c’est au judo », avoue-t-il aujourd’hui. En fait, il trouve dans le judo la discipline et la rigueur qui contrebalancent les excès de la vie nocturne qu’il mène depuis son arrivée à Paris, dans la musique et la danse. Déjà depuis la Martinique, comme beaucoup de jeunes gens de son milieu, il joue du piano, ce qui explique qu’en France hexagonale il participe à certains orchestres. Mais en dilettante, ce qui n’est pas le cas de la danse que, là aussi, il découvrira par hasard, toujours grâce à son cousin Roland, comme il le raconte : « Un jour, nous allons au Théâtre de Paris avec une amie de Roland, voir les ballets de Katherine DUNHAM. Or, il s’avère qu’avant d’être chorégraphe, cette femme était venue en Martinique en 1936 pour effectuer un reportage et que c’était mon père qui l’avait emmenée –à cheval- visiter le Morne Rouge. Après le spectacle, mon père nous a présentés à cette dame et comme l’expression corporelle me passionnait, j’ai été admis dans sa troupe ». Il n’a que seize ans et demi et ne restera que quelques mois à l’école de ces ballets exotiques. Juste le temps d’acquérir les bases nécessaires lui permettant de voler de ses propres ailes.
Puis c’est l’aventure africaine. À cette époque, une troupe guinéenne fait fureur à Paris, il s’agit des ballets de Fodeiba. Francisco y est engagé et là apprend à jouer du tambour ; instrument qu’il ne pratiquait évidemment pas en Martinique, mais qu’il fera entrer sur le devant de la scène foyalaise, à la fin des années 50. Il s’initie au tambour, apprend à « manger et cracher le feu » et surtout se lie d’amitié avec Loulou FONSÉCA, le danseur vedette de la troupe. Quand ce dernier monte son groupe « Africa », Francisco est de l’aventure et voyage dans l’Europe entière. En 1950, Francisco monte « Mi yo », sa propre troupe avec Maurice DÉMONIO, un ancien de Katherine DUNHAM. C’est d’ailleurs cette année-là qu’il participe au premier Club Méditerranée de PHILIPACHI à Calvi en Corse. Beaucoup d’Antillais sont du voyage, mais l’histoire n’a pas retenu que c’est à Francisco que l’on doit l’idée des colliers à boules et des pagnes, qui deviendront les spécificités du Club Med, l’un servant de monnaie, l’autre étant signe de détente.
Francisco a tout juste 18 ans. S’il est doué pour les arts, il a surtout un charme et une faconde qui font que son quotidien est pavé d’aventures sentimentales, lui donnant avant la lettre les aspects d’un « latin lover » enfilant les conquêtes comme d’autres des perles. Caractéristique qu’il gardera toute sa vie, les trois points de repère étant : le judo, la musique et les femmes, selon un ordre évoluant au fil des périodes. « Je dois dire qu’à la différence de beaucoup de compatriotes, je ne me faisais pas passer pour un Sud Américain, bien que le surnom de Francisco m’ait été donné très tôt par des amis guadeloupéens. Moi, j’annonçais haut et fort mes origines et pour faire plus vrai, je précisais venir de la commune de Macouba ». Toujours est-il qu’en 1951, alors qu’il vient de monter avec Franck ROSINE le cabaret « l’Escale » à la rue Monsieur le Prince, une aventure galante «scabreuse» l’oblige à fuir Paris, poursuivi par un mari trompé qui a décidé de le « révolvériser ». Pour la petite histoire, on retiendra qu’ayant réussi à lui subtiliser son arme, Francisco vendra le pistolet du mari malheureux et qu’avec l’argent, il prendra le premier train pour Cannes. Là où l’attend son destin, puisque c’est dans cette ville qu’il se mariera avec celle qui deviendra la mère de son fils Christian, là encore qu’il débutera le judo au club de Delplanque et là enfin où il débutera le piano-bar et se liera avec des hommes comme le roi Farouk, ou le boxeur Ray Sugar ROBINSON, devenu danseur de claquettes, dont les Cadillac roses marqueront tant Francisco, qu’à son retour en Martinique il tiendra à avoir sa « Cad’ couleur bonbon ».
Pour l’heure, il n’en est pas là, et partage son temps entre les piano-bars le « Palm-Beach » où il a un spectacle de danse du feu, et « le Vieux Colombier » où il joue des congas dans l’orchestre de Benny BENNET, avec Claude LUTHER et Sidney BECHET. Il est rattrapé tout de même par une contingence à laquelle même lui ne peut échapper : le service militaire. Là, le paramètre guerrier du personnage prend le dessus et il fait des pieds et des mains, pour partir en Indochine. Hélas, il est soutien de famille, et la rage au cœur il est obligé d’effectuer un service militaire conformiste, comme moniteur de close-combat, puis responsable des cymbales dans la fanfare du régiment ; lui qui est pianiste et percussionniste… Il trouve tout de même le moyen dans cette période de monter un cabaret à la porte d’Orléans, qu’il dirige le soir après avoir « fait le mur» de la caserne… « En tout, j’ai fait dix-neuf mois sous les drapeaux, avec beaucoup de jours de prison, se souvient-il, en ajoutant : toujours pour absences illégales, ou bagarres, car je me suis toujours battu vite et fort, dans ma vie ». Il faut dire qu’il n’a vraiment pas beaucoup de temps à consacrer à l’armée, puisqu’outre son cabaret, sa famille qui vient de s’agrandir avec la naissance de Christian, il fait partie de « La Roulotte », un ballet monté par Hubert PONTAT, où il retrouve Guy AUBRI, Gisèle BAKA et Josiane AUDINAY, Daniel APOLLON et Luc MICHAUX-VIGNE, des amis artistes qui, plus tard, auront des destinées diverses. Chemin faisant, Francisco se fait un nom en Europe, tant au plan artistique, qu’à celui du sport, puisqu’il fait partie de l’équipe de France de judo. Enfin, ce sera le séjour de deux ans à Porto-Rico où il tournera son premier film. Il a 23 ans, la vie lui sourit et rien ne présage un « éventuel potentiel » retour en Martinique… Si ce n’est un cancer, qui atteint sa mère et la fauche à la fleur de l’âge. Force lui est donc de regagner son pays et sa famille en 1956.
L’adolescent qui faisait des claquettes pour distraire les parents, prenait des cours de peinture avec Paule CHARPENTIER, la mère d’Hector, est maintenant un homme de 24 ans, dont la réputation d’artiste et de judoka hors pair l’ont précédé dans l’île. Alors il « secoue » un peu le conformisme et innove dans ses disciplines favorites. Tout d’abord, ce sera un club de judo, puis l’explosion avec l’ouverture au fort Saint-Louis du cabaret « La Paillote », qu’il anime avec son orchestre Blue Star. L’année suivante, il lancera « le Shango » à Sainte-Thérèse, auquel succéderont « la Cabane Bambou » en 1958 puis « La Plantation ».
Début d’une nouvelle vie, riche et tumultueuse, que certains ont baptisée « la légende de Francisco ».
Éric HERSILIE-HÉLOÏSE
Edouard ANCET
En pleine évasion en Picardie, privée comme la Bretagne d’un vrai soleil printanier, j’ai appris la triste nouvelle du décès de Frantz CHARLES-DENIS, alias Francisco.
Hélas, la mort signait la fin de son douloureux mais digne et courageux sursis. Au sortir de son tatami de vie, je me rappelle.
Notre Martinique de la décennie 50, celle de mes 20 ans, en plein éveil d’ouverture et de modernité, accueille sa jeune, talentueuse et impétueuse irruption : créateur, rénovateur et inventeur enthousiaste de nos rythmes et de notre musique, connaisseur, praticien et promoteur accompli en Arts Martiaux, acteur de communication et de séduction, tout au long de sa vie, il ouvrit notre Martinique à la Caraïbe et au Monde et la Caraïbe et le Monde à la Martinique, en qualité de Messager naturel et prédestiné d’une culture créole alors en gestation, aujourd’hui authentique.
Au bout de cette féconde Odyssée, adieu Francisco. Tu prends place désormais dans notre Panthéon patrimonial aux côtés de nos grands ensemenceurs de culture et ton message aujourd’hui est de vive actualité.
Edouard ANCET
jean-paul CHABRERIE
J’ai eu le bonheur de croiser Francisco à plusieurs reprises durant notre long passage en Martinique.
Je dois à Hector d’avoir connu cet homme chez qui l’humour le disputait au charme, même dans la difficulté.
Caroline pleure avec nous mais dans son chagrin elle sait qu’il a rejoint Paulo et qu’ils font danser les anges.