Le crime du béké de Reynal et du nègre Gadet
Par Dominique DOMIQUIN
Ainsi, dans une librairie de Fort-de-France, le 9 juillet 2022, le Martiniquais Emmanuel de Reynal a reçu des injures et un crachat. Ceci en réponse à un livre commis avec le Guadeloupéen Steve ‘Fola’ Gadet.
Après le mollard du footballeur Marcus Thuram sur son adversaire Stefan Posch ; le glaviot adressé au détestable Eric Zemmour par un jeune descendant d’immigrés, voici le vert-vert à la sauce créole craché à la face d’un béké par un « activiste » antiesclavagiste du XXIe siècle.
Cet acte est condamnable quelle que soit la victime visée. Mais ne soyons pas naïfs, une part des békés se réjouira : « Sa bon ba’w Emannyèl, nou té di’w pa mélanjé kô’w épi nèg ! Luil é dlo pa kay ansanm ! Chak moun dwèt rété an plas-yo, sé konsa sa toujou maché ! Ou wè jan sé moun-tala rayi nou ? » En face, une portion des noirs en redemandera : « Enfin, nous brisons nos chaînes ! Les békés doivent nous demander pardon à genoux sous les coups de fouet ! Ces gens-là nous ont mis en esclavage, ils dominent l’économie, possèdent la terre, les supermarchés; ils nous empoisonnent au chloredécone et maintenant ils veulent discuter ? Et puis quoi encore ? »
C’est qu’aux Antilles on se méfie de tout vrai changement, qu’il soit politique économique ou sociétal. On condamne le passé mais en gardant la méfiance née de l’habitation esclavagiste. On aime se haïr cordialement. C’est un truc que les métros ne pigent pas. Certes, les noirs ont conquis le pouvoir politique et nous avons aujourd’hui une bourgeoisie qui se bat, s’enrichit et monte inexorablement face à l’oligarchie béké mais… pas question d’échanger en public sur ce qui nous sépare ou nous unit. Pas question de briser les murs, de tracer ensemble un chemin qui nous rendrait plus grands, plus libres, plus forts et plus beaux.
Empêcher tout dialogue 172 ans après l’abolition de l’esclavage : Et si c’était ça l’objectif de « l’omni- niant crachat » renvoyé tel un boomerang au descendant des maîtres d’hier ? Comment expliquer autrement cette agression ? En quoi cette glaire vengeresse dérange-t-elle l’ordre économique ? La Martinique est-elle plus autonome ? Moins dépendante ? Plus fraternelle ? Socialement juste ? Moins violente envers ses femmes ? Qui sort moralement grandi de cette mini-tragédie, le béké qui cherche un dialogue ou le nègre qui lui crache au visage ?
Je repense à Frantz Fanon, un activiste démodé qui s’est battu pour l’indépendance de l’Algérie. Est- ce qu’il soupire en voyant son île natale en proie aux errements qu’il avait pressentis ? A-t-il pleuré de rage quand sa femme, une blanche européenne a essuyé injures et crachats de pseudo-justiciers autochtones pourtant décolonisés ? Voici ce qu’il disait en 1952 dans Peaux noires, masques blancs : « Vais-je demander à l’homme blanc d’aujourd’hui d’être responsable des négriers du XVIIIe siècle ? Vais-je essayer par tous les moyens de faire naître la Culpabilité dans les âmes ? La douleur morale devant la densité du passé ? Je suis nègre et des tonnes de chaînes, des orages de coups, des fleuves de crachats ruissellent sur mes épaules. Mais je n’ai pas le droit de me laisser ancrer. […] » Si c’est valable pour Fanon, n’est-ce pas assez bon pour nous ?
Etrange. En apprenant la sortie du livre sacrilège (Dialogue improbable entre un afro-descendant et un béké publié par Caraïbéditions), j’ai cru que Steve Gadet se ferait lyncher pour haute trahison et intelligence avec l’ennemi. Je me suis trompé de peu. Souhaitons qu’il ne soit pas le prochain sur la liste.
Courage Messieurs ! La palabre doit continuer par nous-mêmes et pour nous-mêmes. Il n’y a pas d’autre chemin.
Dominique DOMIQUIN, Basse-Terre le 22/07/2022