L’esclavage, pilier central de la culture viking
Texte de Neil Price – La notion de liberté constitue l’un des éléments les plus immuables de la figure du Viking – l’aventure, les horizons lointains et tout ce qui va avec. Mais pour beaucoup, elle n’était qu’un espoir hors d’atteinte. Toute conception vraisemblable de la vie à l’Âge Viking doit d’abord s’accommoder d’un aspect du quotidien qui représentait probablement la plus élémentaire fracture sociale de l’époque: la différence entre ceux qui étaient libres et ceux qui ne l’étaient pas.
N’importe quelle autre distinction de statut, de classe, de fortune ou de richesse qui sous-tend le tissu social n’est rien à côté du fait le plus fondamental d’être libre et du potentiel de choix qui en découle.
L’institution de l’esclavage a de longs antécédents en Scandinavie, remontant probablement à des milliers d’années avant l’époque des Vikings. Au VIIIème siècle de notre ère, une population considérable de personnes non libres vivait dans le Nord, leur condition étant en grande partie héréditaire, transmise au fil des générations. À l’Âge Viking, ce tableau changea radicalement car, pour la première fois, les Scandinaves commencèrent à faire de l’acquisition active d’être humains réduits à l’état d’objets un élément clé de leur économie. C’était l’un des principaux objectifs des raids vikings et des campagnes militaires – et le résultat fut une augmentation massive du nombre de personnes asservies en Scandinavie.
Qu’on le dise donc clairement: les Vikings étaient des esclavagistes, et le rapt, la vente et l’exploitation forcée d’êtres humains ont toujours été un pilier central de leur culture.
L’une des raisons pour lesquelles cette réalité a eu si peu d’impact sur le public réside dans le fait que les termes conventionnels de l’esclavage – tels que ceux employés par les universitaires et d’autres personnes travaillant, par exemple, sur le commerce transatlantique au cours des siècles derniers – ont rarement été appliqués à l’Âge Viking. Il existe notamment une ambiguïté dans la terminologie parce qu’un mot très différent a toujours été utilisé à la place du mot ‘esclave’: le terme thræll en vieux norrois – à l’origine de thrall en anglais, qui est utilisé de nos jours comme si nous étions captivés par une personne, une œuvre d’art ou une idée.
Des chiffres revus à la hausse
Une combinaison judicieuse de sources archéologiques et de textes permet de produire une image relativement complète de l’esclavage viking. Un état intermédiaire de servitude, par exemple, s’avérait volontaire jusqu’à un certain point, bien qu’il ait été conclu sous une contrainte économique considérable, comme un moyen d’apurer des dettes. Certains crimes étaient également punissables par la condition de domestique pendant une période déterminée.
Le système nordique de l’esclavage n’était pas toujours un esclavage complet, mais la plupart des esclaves n’avaient que peu de pouvoir. Comme l’ont observé deux éminents spécialistes des Vikings il y a 50 ans, « l’esclave ne pouvait rien posséder, n’héritait de rien, ne laissait rien« . Ils n’étaient pas payés, bien sûr, mais dans certaines circonstances, ils étaient autorisés à conserver une petite partie de la recette qu’ils avaient obtenue au marché lors de la vente de biens pour le compte de leurs propriétaires. En conséquence, il était techniquement possible, bien que rare, pour un esclave d’acheter sa liberté. Ils pouvaient aussi être émancipés ou libérés de l’esclavage à tout moment.
Sur la base de ces paramètres, certains chercheurs ont fait valoir que le nombre de personnes réellement asservies dans la société de l’Âge Viking était relativement faible. Mais quand les chercheurs effectuent une analyse complémentaire des archives européennes détaillant les expéditions vikings pour capturer des esclaves, l’ampleur de ce commerce est fortement revue à la hausse.
De l’absence d’infrastructures
Certains esclaves sont nés en esclavage parce que leurs deux parents étaient esclaves, ou parce que des hommes nés libres qui ont mis enceintes leurs mères esclaves ont refusé de reconnaître l’enfant. D’autres ont été emmenés en captivité, soit lors de raids entrepris spécifiquement à cette fin, soit comme prisonniers de guerre. Bien qu’un individu asservi puisse passer par plusieurs mains au cours d’un voyage de plusieurs mois ou années, leur histoire commençaient presque toujours par un enlèvement d’une grande violence.
Derrière chaque expédition viking, généralement représentée de nos jours sous la forme d’une flèche ou d’un nom sur une carte, se cache l’épouvantable traumatisme subi par chaque individu au moment de sa mise en esclavage, l’expérience incrédule du passage en quelques secondes du statut de personne à celui d’objet.
Tous les esclaves – dans les faits, sans doute une petite minorité seulement – n’étaient pas conservés par leurs ravisseurs en personne et mis au travail. La majorité d’entre eux entrait dans le réseau plus vaste de la traite et était transportée vers les marchés et les comptoirs commerciaux dans les colonies à travers le monde viking et au-delà, atteignant même l’emporium de l’Europe occidentale. Au fil du temps, l’esclavage est sans doute devenu l’élément principal du commerce qui s’est développé à l’époque viking le long des rivières orientales de la Russie européenne et de ce qui est aujourd’hui l’Ukraine.
Aucune infrastructure concrète, i.e. spécifiquement conçue pour le marché d’esclaves, avec des ventes aux enchères ou autres, n’existait. Les transactions se faisaient plutôt à petite échelle mais fréquemment, en vendant une ou deux personnes chaque fois que les circonstances le permettaient.
À l’origine des classes sociales
Le Chant de Rígr (Rígsþula) – l’un des poèmes en vieux norrois de l’Edda poétique – est une oeuvre singulière qui prétend décrire l’origine divine des classes sociales humaines. Dans l’histoire, le dieu Heimdall, sous le nom de Ríg, visite tour à tour trois ménages. Le premier est humble et pauvre, tandis que le second est modeste mais à l’abri du besoin, et le troisième riche et fier. Ríg passe trois nuits dans chaque maison, dormant entre les couples qui y vivent, et en temps voulu, une série d’enfants naissent – les ancêtres respectivement des esclaves, des fermiers et des élites.
Le poème comprend une liste de prénoms propres à la situation de ces personnages dans la vie: Le ‘premier couple’ de la classe asservie s’appelle Thræll et Thír, ce dernier nom signifiant effectivement « femme-esclave ». Les prénoms de leurs fils peuvent se traduire par « Braillard », « Bouseux », « Grossier », Crasseux, « Dépravé », « Puant », « Courtaud », « Gras », « Fainéant », « Pleurnichard », « Lâche » et « Faucheur ». Les filles sont surnommées « Courtaude », « Boulotte », « Gros mollets », « Beugleuse », « Braillarde », « Servile », « Commère », « Dépenaillée » et « Grue » [au sens de « prostituée »]. Tous clairement péjoratifs, plusieurs de ces sobriquets impliquent une mauvaise santé ou un manque d’hygiène, et il en est un qui fait clairement référence à la servitude sexuelle. Aucun d’entre eux ne souligne l’identité ou la personnalité de l’individu.
Le poème décrit également les tâches accomplies par les esclaves: Thræll transporte de lourds fagots de bois d’allumage et d’osier pour la vannerie, tandis que sa famille « fixe des clôtures, épand le fumier dans les champs, s’occupe des cochons, veille sur les chèvres, creuse la tourbe« . Leurs corps sont marqués par le travail manuel, avec une peau ridée brûlée par le soleil, des ongles noircis, des articulations noueuses et des yeux ternes. Leurs pieds nus sont couverts de terre.
Le témoignage des pierres runiques
Seules quelques inscriptions portent la parole des esclaves en leur temps. L’une est une pierre runique richement décorée du XIème siècle à Hovgården [site archéologique inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO], soit le domaine royal de l’île d’Adelsö dans le lac Mälar, en Suède. L’inscription rend hommage au gestionnaire du domaine du roi et est un rare exemple de personnes ayant érigé une pierre pour elles-mêmes de leur vivant: « Lisez ces runes! Elles ont été correctement gravées à la demande de Tolir, le bryti de Roden, nommé par le roi. Tolir et Gylla les ont fait graver, mari et femme à leur propre mémoire … Hákon a fait la gravure.«
Le fait essentiel ici est qu’un bryti était un domestique appartenant à une classe spéciale, une personne chargée de beaucoup de responsabilités mais manquant néanmoins de liberté. Dans d’autres cultures, de semblables récits sur des individus asservis s’élevant à des positions de pouvoir parfois considérable rendent floues les limites de ce que leur statut impliquait réellement. Sur l’île d’Adelsö, Tolir a apparamment pu se marier (quant à savoir si l’affaire était légalement reconnue, c’est une autre histoire) et se permettre une magnifique déclaration au sujet de sa position de serviteur royal.
Une autre pierre du XIème siècle à Hørning, au Danemark, raconte une histoire plus simple mais peut-être plus poignante: « Tóki le forgeron a élevé cette pierre à la mémoire de Thorgisl, fils de Gudmund, qui lui a donné de l’or et l’a libéré. » L’affranchi évoluait ainsi sous un statut ambigu entre esclavage et liberté totale.
Tous les hommes (et les femmes) libérés restaient les obligés de leurs anciens propriétaires qu’ils devaient soutenir, et ils n’étaient jamais considérés comme étant pleinement égaux aux personnes nées libres. Les textes de lois accordaient moins de droits en termes d’indemnisation aux anciens esclaves. La pierre érigée par Tóki indique sa profession – un savoir-faire pratique et utile – mais rien ne dit s’il s’agissait de quelque chose de nouveau ou bien de la continuité de ses anciennes tâches de domestique. Ce n’est qu’avec le temps, que les enfants et petits-enfants des affranchis pouvaient gagner tous les droits des nés-libres.
Une main-d’œuvre vitale à l’expansion viking
Les preuves concrètes de l’esclavage à l’Âge Viking sont maigres mais significatives. Au niveau le plus élémentaire, des chaînes en fer ont été trouvées dans les centres urbains de Birka et Hedeby, ainsi que dans une poignée d’autres sites liés au commerce. Certaines d’entre elles pourraient sans doute avoir été utilisées pour retenir des animaux, mais leur conception les rend plus susceptibles d’avoir été placées autour du cou, des poignets ou des chevilles d’un humain.
La majorité du matériel archéologique est plus difficile à décrypter, car il ne reflète qu’indirectement la présence des esclaves. Ils devaient avoir besoin de se loger comme de se nourrir, et leur travail a dû être non seulement intégré à l’économie, mais fut certainement aussi l’un des principaux moteurs de celle-ci. Au début de l’Âge Viking, par exemple, qui a soutenu l’expansion rapide de la production de goudron à une échelle industrielle, gourmande en main-d’œuvre, ainsi que l’augmentation en parallèle de l’exploitation dans des régions éloignées?
Peu de temps après, une nouvelle réorganisation de l’économie, liée à un besoin croissant de voiles (et donc de laine et de mouton), a engendré d’évidentes répercussions comme l’augmentation conséquente des besoins en main-d’œuvre. Divers projets de construction dans les domaines, une hausse du nombre de plus petites structures (peut-être des quartiers d’esclaves ?), et des extensions aux maisons longues comme aux bâtiments annexes furent également entrepris.
Pour les esclaves, le milieu du VIIIème jusqu’au milieu du XIème siècle fut une expérience totalement différente de celle des gens libres qui les entouraient. L’Âge Viking était une époque de frontières – entre les cultures et les modes de vie, entre différentes conceptions de la réalité et entre les individus, y compris au niveau de la liberté-même.
- Adapté de Children of Ash and Elm: A History of the Vikings, par Neil Price. Neil Stuppel Price est un archéologue anglais spécialisé dans l’étude de la Scandinavie à l’Âge viking et l’Archéologie du chamanisme. Enseignant chercheur depuis 35 ans, actuellement au Département d’Archéologie et d’Histoire ancienne de l’Université d’Uppsala, en Suède, il est l’auteur de nombreux ouvrages sur l’Âge Viking.
- Source: www.smithsonianmag.com (traduction Kernelyd)