Napoléon aux colonies
Rétablissement de l’esclavage et indépendance d’Haïti
« Vive Bonaparte, vivre libre ou mourir ! »
C’est par ces mots que Louis Delgrès, un chef de bataillon métis natif de la Martinique, achève une proclamation le 15 mai 1802 depuis Basse-Terre (Guadeloupe), pour mobiliser ses troupes contre l’expédition Richepance. Celle-ci a été envoyée par Napoléon Bonaparte, alors Premier consul de la République française pour mater une rébellion dirigée par des officiers de couleur (la plupart métissés) et des blancs, proche de la tendance jacobine (la gauche républicaine de l’époque). Beaucoup de ces officiers sont issus de l’ancienne classe des libres de couleur.
Ils étaient libres avant l’abolition de l’esclavage de 1794. La majorité des libres de couleur étaient métissés, même s’il existait aussi des noirs libres, à l’instar de Toussaint Louverture.
En octobre 1801, ces rebelles ont chassé Raymond Lacrosse, chargé par Bonaparte de diriger la Guadeloupe. Ce slogan « Vive Bonaparte, vivre libre ou mourir ! » semble paradoxal, mais il est lié à l’ignorance de Delgrès des changements politiques profonds qui s’étaient effectués à plus de 6 000 km de la Guadeloupe, à Paris. Delgrès, dans une autre proclamation, datée du 10 mai 1802, présente Bonaparte comme un « guerrier philosophe », persuadé que ses envoyés agissent de leur propre volonté sans respecter les ordres du Premier consul. Ce qui n’est pas complètement faux.
Chargé de restaurer l’autorité de Raymond Lacrosse sur la Guadeloupe, Richepance rétablit de fait l’esclavage, en autorisant la vente des soldats de couleur (noirs ou métissés) déportés comme esclaves dans les colonies étrangères.
« Vivre libre ou mourir » est le slogan des Jacobins qui font l’objet depuis 1800, d’une répression impitoyable de Napoléon Bonaparte. Ils sont accusés de l’attentat perpétré contre lui rue Saint-Nicaise le 24 décembre 1800, acte dont les royalistes sont les auteurs. Napoléon Bonaparte proscrit alors 130 Jacobins. La plupart sont déportés aux Seychelles ou en Guyane. En octobre 1801, le capitaine-général Lacrosse, représentant officiel de Napoléon Bonaparte en Guadeloupe est chassé de l’île pour sa politique de proscription à l’égard des Jacobins et de ses mesures vexatoires contre les officiers et troupes de couleur. Dans des lettres adressées au Premier consul, Lacrosse accuse les rebelles d’être des terroristes et des anarchistes, nom que l’on donne alors aux Jacobins. De leur côté, les rebelles ont confié le gouvernement de l’île à Magloire Pélage, homme métissé natif de la Martinique qui envoie de nombreuses lettres assurant le régime consulaire de sa fidélité.
À travers l’utilisation du slogan « vivre libre ou mourir », Louis Delgrès revendique son appartenance à la mouvance jacobine. Lacrosse accuse les rebelles de Guadeloupe à la fois d’être des Jacobins, mais aussi d’être favorables à l’indépendance et de partager les conceptions de Toussaint Louverture qui a proclamé, en juillet 1801, une Constitution autonomiste à Saint-Domingue (actuel Haïti). En effet, ce dernier a pris le pouvoir à Saint-Domingue depuis 1798 et chassé les représentants du pouvoir consulaire. Il a même signé des traités avec les Britanniques et les Américains en 1798.
Ce général de la République a agi comme Napoléon Bonaparte qui, en 1796-1797, lors de sa campagne victorieuse en Italie, n’a pas hésité à négocier des accords de paix avec les États italiens et l’Autriche. Tant que la guerre a duré avec la Grande-Bretagne, Napoléon Bonaparte a accepté le proconsulat de Toussaint Louverture à Saint-Domingue. Lors de la séance du Conseil d’État du 16 août 1800, le Premier consul déclare : « La question n’est pas de savoir s’il est bon d’abolir l’esclavage […]. Je suis convaincu que [Saint-Domingue] serait aux Anglais, si les nègres ne nous étaient pas attachés par l’intérêt de leur liberté. Ils feront moins de sucre, peut-être, mais ils le feront pour nous, et ils nous serviront, au besoin, de soldats. Si nous avons une sucrerie de moins, nous aurons de plus une citadelle occupée par des soldats amis ».
À l’automne 1801, Napoléon Bonaparte change de stratégie. La signature des préliminaires de paix avec la Grande-Bretagne, le 1er octobre 1801 et le comportement de plus en plus autonomiste de Toussaint Louverture le poussent à envoyer une expédition militaire pour se débarrasser de celui qui constitue son dernier obstacle à son autorité sur l’ensemble de l’Empire. En effet, Napoléon Bonaparte a réussi à juguler l’opposition républicaine ou royaliste de tous ses généraux, Le 13 novembre 1801, dans une lettre adressée à Talleyrand, Bonaparte explique que le but de l’expédition confiée au général Leclerc est « d’anéantir à Saint-Domingue le gouvernement des noirs ». Cette décision est selon Bonaparte, davantage guidée par « la nécessité d’étouffer, dans toutes les parties du monde, toute espèce de germe d’inquiétude et de troubles » que des « des considérations de commerce et de finances ». Autrement dit, il tient avant tout à rétablir l’autorité légitime de son gouvernement.
Le rétablissement de l’esclavage n’est pas sa motivation. Il estime d’ailleurs que cet anéantissement du pouvoir de Toussaint Louverture nécessite une longue période de paix. Bonaparte, toujours dans la même lettre, écrit : « Saint-Domingue, reconquis par les blancs, serait pendant bien des années un point faible qui aurait besoin de l’appui de la paix et de la métropole ». À un moment où le traité de paix définitif n’est pas encore signé avec les Britanniques, afin que ceux-ci ne menacent pas la mission Leclerc, il leur signifie que, s’il était obligé de renvoyer l’expédition à une autre année, il serait « obligé de reconnaître Toussaint, de renoncer à Saint-Domingue, et d’y constituer des noirs français, ce qui […] serait très-avantageux à la République sous le point de vue de la puissance militaire ».
Napoléon fait primer son pouvoir personnel et sa vision de l’ordre sur l’intérêt de la République. Il écrit – toujours le 13 novembre 1801 – que « la liberté des noirs, reconnue à Saint-Domingue et légitimée par le Gouvernement, serait dans tous les temps un point d’appui pour la République dans le nouveau monde ».
Mais la paix d’Amiens avec l’Angleterre conduit Bonaparte, par le décret-loi du 20 mai 1802, à maintenir l’esclavage dans les colonies où il n’a pas été aboli. Ainsi l’esclavage est maintenu en Martinique, à La Réunion et à l’Île de France (Île Maurice).
Au Tribunat, 54 membres votent ladite loi mais 27 s’y opposent. Il faut préciser que deux mois auparavant, Bonaparte a remplacé les 20 membres les plus contestataires de son régime par des godillots. Sans cette épuration, les partisans du maintien de l’esclavage auraient compté 20 voix de moins et leurs adversaires 20 de plus. L’année 1802 constitue le tournant autocratique d’un régime consulaire déjà très autoritaire. C’est en août 1802 que Bonaparte devient Consul à vie. Les deux expéditions militaires pour mater l’insubordination de la Guadeloupe et de Saint-Domingue ont des destins très différents.
En Guadeloupe, Richepance obtient dans un premier temps, la soumission de Magloire Pélage et de deux des trois bataillons. Chaque bataillon est formé de 1 000 hommes et est composé à environ 90% de soldats noirs, encadrés par une majorité d’officiers métissés et quelques blancs. Une moitié des soldats sont embarqués avec leurs armes sous prétexte de les utiliser plus avantageusement ailleurs. Toutefois, l’autre moitié passe devant des officiers blancs chassés de la Guadeloupe en même temps que Lacrosse. Ils sont désarmés avec beaucoup d’humiliation en attendant d’être embarqués. Ne supportant pas ces mauvais traitements, des officiers métissés, à l’instar de Joseph Ignace, s’échappent avec une centaine de soldats noirs armés la nuit du 6 mai 1802. Ils se rendent à Basse-Terre pour prévenir le 3e bataillon stationné à Basse-Terre, arrondissement commandé par Louis Delgrès. Ce dernier a mobilisé des forces très inférieures à celles du corps expéditionnaire de Richepance. Elles vont être renforcées par les 600 soldats commandés par Pélage. Si des Noirs et des métissés combattent du côté de Richepance, des blancs combattent aussi du côté de Delgrès. Ce dernier est secondé par Alexandre Kirwan, qui commande le 3e bataillon, et Monnereau. Ce créole blanc de la Martinique est le rédacteur de la proclamation du 10 mai 1802 qui appelle à la résistance contre Richepance. Ce dernier est venu rétablir Lacrosse dans sa fonction. Or, Delgrès était l’ancien aide-de-camp de Lacrosse et le retour au pouvoir de celui-ci signifierait la mort pour le chef de bataillon métis.
Delgrès n’arrive pas à mobiliser la masse des cultivateurs, lesquels se défient des militaires de couleur qui en 1797 ont maté leurs révoltes. Bien qu’avec des forces inférieures, il combat Richepance du 10 au 28 mai 1802. Sur le point d’être fait prisonnier, il se fait exploser avec 300 de ses soldats. Richepance mène alors une répression sanglante et fait exécuter tous ceux qui ont porté les armes contre lui, y compris les femmes qui ont accompagné les rebelles, comme la mulâtresse Solitude. Celle-ci est une ancienne libre de couleur ou une ancienne esclave domestique, plus probablement qu’une esclave marronne fille d’une captive africaine violée par des marins à bord d’un navire négrier comme cela a été inventé par le roman d’André Schwartz Bart.
Il s’agit donc d’une guerre civile, où les choix sont dictés par les positions politiques. Pélage est hostile aux Jacobins, alors que Delgrès revendique leur slogan. Le blanc Monnereau endosse la paternité de la proclamation du 10 mai 1802 et accepte d’être condamné à mort. Les circonstances jouent aussi un rôle. Delgrès s’insurge parce qu’il a été informé du désarmement humiliant d’une partie des soldats de couleur, alors que Pélage s’est soumis avant que celui-ci ne s’opère. Les affinités entre officiers et la loyauté de leurs soldats à leur égard ont elle aussi agi dans les choix entre Richepance et Delgrès.
La répression dictée par Richepance et Lacrosse est impitoyable. Elle fait entre 3 000 et 4 000 morts sur une population d’environ 100 000 personnes, durant l’année 1802. Tous les officiers et soldats noirs ou métissés qui s’étaient soumis, y compris ceux qui avaient combattu dans les forces de Richepance sont déportés. Ils sont au moins 2 600.
L’éradication de la révolte de Delgrès a pour conséquence le rétablissement de l’esclavage en Guadeloupe, le 16 juillet 1802. Par cette mesure qu’il n’avait pas initialement envisagée, Napoléon Bonaparte veut que la Guadeloupe « reçoive l’expiation qui lui est due, par un entier rétablissement de l’obéissance envers le Gouvernement et par un retour immuable aux anciens principes de l’administration coloniale ».
À Saint-Domingue, l’expédition est d’abord un succès. Leclerc est accompagné d’hommes de couleur (métissés et noirs) adversaires de Toussaint Louverture à l’instar du général Rigaud, Pétion et Boyer, futurs présidents de la République d’Haïti, mais aussi du noir Jean-Baptiste Belley, député de Saint-Domingue, qui avait obtenu de la Convention, l’abolition de l’esclavage, le 4 février 1794.
En effet, en 1799-1800, lors d’une guerre civile, Toussaint Louverture avait vaincu le général mulâtre Rigaud qui dirigeait le Sud de Saint-Domingue. Leclerc mène d’abord une politique habile qui lui permet le ralliement de nombreux seconds de Toussaint Louverture en échange de la conservation de leur grade dans l’armée. Toussaint n’obtient pas le soutien des bandes de Congos qui vivent dans les montagnes et qui ont refusé le travail dans les champs de canne ou de café lorsque le général noir a restauré le système de la plantation (il avait alors appelé les anciens planteurs reprendre possession de leurs terres, ce que certains avaient fait).
Après deux mois de lutte, Toussaint Louverture cesse le combat, le 6 mai 1802, en échange de la promesse de pouvoir rester à Saint-Domingue pour jouir de sa plantation. Un mois plus tard, Leclerc déporte Toussaint Louverture en France, ordonnant qu’il soit emprisonné le plus loin possible du littoral de peur d’un éventuel retour. Il est reclus au Fort de Joux, dans les montagnes du Jura, où il meurt le 7 avril 1803.
À Saint-Domingue, la nouvelle du rétablissement de l’esclavage en Guadeloupe, les déportations, puis les exécutions de plus en plus massives d’officiers et de soldats de couleur ordonnées par Leclerc finissent par entraîner la défection de la plupart de ceux qui s’étaient ralliés. En octobre 1802, le général noir Dessalines et l’officier « mulâtre » Pétion s’allient contre le corps expéditionnaire de Leclerc qui meurt de la fièvre jaune le 2 novembre 1802 comme un grand nombre de ses soldats. Rochambeau, son successeur, partisan des planteurs et du rétablissement de l’esclavage, mène une politique de répression féroce.
Les éléments les plus républicains de l’armée expéditionnaire envisagent de renverser Rochambeau, en réaffirmant leur attachement à l’abolition de l’esclavage et en ayant la volonté de s’allier à la population noire. Des Européens, notamment des contingents d’Allemands et de Polonais, combattent aux côtés de ceux qui s’appellent désormais l’armée des indigènes. Dessalines, noir créole et ancien esclave appartenant à Toussaint Louverture, lorsqu’il était inspecteur des cultures de Toussaint Louverture (1800-1801), puis rallié à Leclerc (de mai à septembre 1802), a mené une répression contre les Congos qui refusaient de travailler sur les plantations et avaient formé des bandes armées. Ces dernières avaient poursuivi le combat après la défaite de Toussaint Louverture. Par un renversement d’alliance, après le revirement de Dessalines, certaines bandes de Congosse retrouvent alliées à Rochambeau.
Entre politisation et opportunisme, les alliances se font au-delà des différences des couleurs. Une guerre civile a lieu entre noirs créoles (nés aux îles) et une partie de ceux nés en Afrique. Les partisans d’un pouvoir détenu par un chef unique se trouvent dans toutes les couleurs, Toussaint Louverture et Dessalines, pour les noirs, Magloire Pélage pour les métissés, Bonaparte pour les blancs. À l’inverse, l’idée d’égalité et d’horizontalité du pouvoir est partagée par des blancs , à l’instar de Kirwan, de Monnereau ou des unités polonaises ou allemandes à Saint-Domingue, des métis comme Delgrès ou des noirs comme les bandes de Congos. À Saint-Domingue comme en France, ce sont les tenants du pouvoir personnel, de la verticalité qui vont l’emporter.
Avec la reprise de la guerre entre la France et la Grande-Bretagne en avril 1803, Rochambeau ne reçoit plus de renforts, de munitions de la métropole et, à l’inverse, l’armée de Dessalines et de Pétion reçoit armes et munitions des Britanniques. En novembre 1803, le corps expéditionnaire évacue Saint-Domingue et se rend aux Britanniques. Napoléon Bonaparte avait fait le calcul d’une paix de plusieurs années. Elle n’a duré qu’un an. Deux ans auparavant, il avait dit : « la secousse de l’empire des noirs, relativement à la France, s’était confondue avec celle de la révolution ». Napoléon Bonaparte a terminé la Révolution en France, mais dans la partie française de Saint-Domingue ce sont d’anciens esclaves qui l’ont poursuivie. Le 1er janvier 1804, le nouvel État indépendant prend le nom d’Haïti qui signifie « terre des hautes montagnes » en langue autochtone. Le texte de la proclamation d’indépendance commence par le slogan des Jacobins : « La liberté ou la Mort ». Il n’empêche que le régime mis en place par Dessalines est un empire, à l’instar de celui de Napoléon.
10 mai 1802
«Le dernier cri de l’innocence et du désespoir»
Le 10 mai 1802, Louis Delgrès (36 ans) adresse à l’univers entier « le dernier cri de l’innocence et du désespoir ».
Par cette proclamation affichée sur les murs de Basse-Terre, en Guadeloupe, ce brillant officier de l’armée de la Révolution s’indigne que l’on veuille rétablir l’esclavage sur l’île. Il revendique le droit de résistance à l’oppression et lance un appel à la fraternité.
Cécile Baquey
Un héros de la Révolution
Louis Delgrès, fils d’un planteur de la Martinique et d’une mulâtresse, est né le 2 août 1766 à Saint-Pierre. Il sert dès 1791 dans les armées de la Révolution avec le grade de sergent.
Comme beaucoup de jeunes Français de son époque, il va se hisser dans l’échelle sociale grâce à son enthousiasme révolutionnaire, à son courage et à sa ferveur républicaine.
En 1794, lorsque les Anglais envahissent la Martinique, il est fait prisonnier et déporté en Grande-Bretagne. À sa libération, il rejoint la Bretagne où il participe à la formation du bataillon des Antilles avec le grade de lieutenant. L’année suivante, il part avec son bataillon en Guadeloupe. Sa bravoure face aux Anglais, à Sainte-Lucie, lui vaut d’être nommé capitaine par le commissaire de la Convention.
À Saint-Vincent, en juin 1796, Louis Delgrès est à nouveau capturé par les Anglais et déporté en Grande-Bretagne. Libéré l’année suivante, il est promu commandant et chef de bataillon. Fin 1799, il revient en Guadeloupe tandis que Napoléon Bonaparte instaure le Consulat et clôt la Révolution. En janvier 1802, enfin, il obtient le grade de colonel.
La fin des espérances révolutionnaires
Sur le continent européen, la paix se prépare entre la France et ses ennemis, y compris l’Angleterre.
Le Premier Consul Bonaparte profite de l’accalmie pour tenter de reconstituer l’empire colonial français des Amériques. En 1801, il envoie une puissante expédition à Saint-Domingue en vue de soumettre Toussaint Louverture. La même année, un nouveau gouverneur (ou capitaine-général) débarque à la Guadeloupe : le baron de Lacrosse.
Dans l’île s’opposent les anciens planteurs, qui ont émigré pendant la période révolutionnaire par fidélité à l’Ancien Régime, et les républicains, qui ont repris leurs plantations et voudraient les garder. Parmi ces derniers figurent des métis. Lacrosse, pour calmer le jeu, essaie dans un premier temps d’éloigner les officiers de couleur de la garnison de Pointe-à-Pitre, capitale de la Guadeloupe.
La garnison s’insurge, arrête Lacrosse, l’expulse et met en place un conseil provisoire de six membres, présidé par Magloire Pelage, officier mulâtre le plus élevé en grade. Sans attendre, le conseil fait allégeance au Premier Consul mais celui-ci n’en a cure. Considérant l’île en rébellion, il y envoie une puissante flotte de 11 navires et 3.500 hommes sous les ordres du général Antoine Richepance, un héros de la bataille de Hohenlinden.
Ultime insurrection
Magloire Pelage se soumet au nouveau maître de l’île. Quant à Joseph Ignace et Louis Delgrès, autres officiers mulâtres, ils choisissent d’entrer en rébellion. Louis Delgrès soupçonne non sans raison le Premier Consul Bonaparte, qu’il admire par ailleurs, de vouloir rétablir l’esclavage huit ans après qu’il ait été aboli par le décret de Pluviôse.
Les rebelles, accompagnés de plusieurs centaines d’hommes, se réfugient dans le fort Saint-Charles, à Basse-Terre.
La position devient vite intenable. Joseph Ignace et 600 hommes évacuent le fort pour se poster près de Pointe-à-Pitre, dans la redoute de Baimbridge.
Quant à Louis Delgrès, il se retranche avec 300 hommes à Matouba, sur les hauteurs de Basse-Terre, dans l’habitation Danglemont après avoir placardé sa proclamation sur les murs de Basse-Terre, dans un ultime défi à l’ennemi.
À Baimbridge, c’est l’hécatombe, Ignace, ses deux fils et tous leurs hommes sont tués par les troupes de Magloire Pelage.
Le 28 mai 1802, c’est au tour de Delgrès de subir l’assaut. Après de terribles combats, le colonel, plutôt que de se rendre, choisit de se faire sauter avec ses compagnons survivants, non sans avoir fait évacuer au préalable les habitants de l’endroit, y compris les blancs.
La répression est particulièrement sanglante. Elle n’épargne pas les femmes. Parmi elles, la mulâtresse Solitude, une libre de couleur ou une esclave domestique née 30 ans plus tôt. L’écrivain André Schwartz-Bart lui a rendu hommage dans un roman : La Mulâtresse Solitude (1972), en l’imaginant née du viol de sa mère sur le navire négrier qui l’amenait d’Afrique. Comme Solitude est enceinte au moment de sa capture, elle ne sera pendue, par une étrange mesure d’humanité, qu’au lendemain de son accouchement, soit le 29 novembre 1802.
Au prix de nombreuses atrocités supplémentaires, Richepance reprend l’île aux insurgés. Enfin, le 17 juillet 1802, quelques semaines avant sa mort, il prive les travailleurs des plantations du droit à salaire et tous les hommes de couleur de la citoyenneté. C’est de fait le rétablissement de l’esclavage. Ce faisant, Richepance va plus loin que le décret du 20 mai 1802 qui prévoyait seulement son maintien là où il n’avait pas été aboli : dans l’océan Indien et « dans les colonies restituées à la France en exécution du traité d’Amiens » (la Martinique).
Une blessure toujours saignante
Le fort Saint-Charles a été d’abord rebaptisé Richepance par un douteux hommage au chef de la répression. En 2002, il prend le nom de fort Delgrès. Après avoir beaucoup donné à la France et à la Révolution, le rebelle est devenu pour la Guadeloupe et la nation française un symbole de la résistance à l’esclavage. Quant à Richepance, il est toujours inhumé au fort Delgrès ! Sur sa pierre tombale, son nom ne figure plus mais l’on peut lire : « Mort à 32 ans. Mais combien n’a-t-il pas vécu pour la gloire et pour la patrie ».
Cette Terreur révolutionnaire et post-révolutionnaire va laisser des traces profondes à la Guadeloupe. Aujourd’hui encore, l’île souffre d’un retard économique et social par rapport à sa voisine, la Martinique, qui a conservé ses structures intactes.
L’essentiel de l’économie guadeloupéenne a glissé entre les mains des Békés de Martinique et tandis que celle-ci a conservé une forte empreinte européenne, la Guadeloupe, débarrassée par la Terreur de la plupart de ses « Blancs-Pays », compte aujourd’hui à peine 5% d’Européens dont une moitié de métropolitains. S’y ajoutent environ 15% de descendants des travailleurs tamouls amenés des Indes après l’abolition de l’esclavage (1848). La population restante est noire ou métisse.
Frédéric Régent, Maître de conférences et directeur de recherche, École d’histoire de la Sorbonne
Pour le site Herodote.