Blog

La Lézarde des illusions

Artiste guadeloupéen, Dominique DOMIQUIN nous communique cette intéressante analyse sociétale sur son île. Nous pensons que, par plusieurs aspects, elle peut également s’appliquer à la Martinique.

Nous répétons beaucoup, comme une incantation, que nous vivons un moment historique. Il l’est certes, à bien des égards, et pas forcément ceux qui nous arrangent. Mais quelle en sera la portée ? La prudence, sinon la modestie nous imposent au moins d’attendre que l’Histoire en décide. Avec la mondialisation –nouvel ordre qui n’a cure des Nations ni des Etats– la cupidité n’a plus de limites ni de couleur. (En a-t-elle d’ailleurs jamais eu ?). Voici venir le temps où l’énergie est l’Enjeu. Où la télécommunication fait puissance. Où le multimédia provoque l’accélération fulgurante des séquences historiques. À l’échelle planétaire, les certitudes se succèdent, mutent et se nécrosent en un clin d’œil.

En attendant Zorro, Shaft ou Robin des Bois, le guadeloupéen n’est plus que le jouet de la vitesse du monde. Sa seule catharsis consiste, entre deux grèves, à consommer sans entraves et/ou à glisser son bulletin dans l’urne. Voter demeure l’ultime et symbolique manifestation de son incurable impuissance ou de son impuissante incurie… L’Etat jacobin fauché lâche du lest, colmatant une brèche ça et là : « C’est la crise, ma bonne dame, vous comprenez ? » Mort, le rêve du retour des trente glorieuses. Seule l’urgence persiste.

Partout, les paradigmes valsent. Même notre île n’échappe plus à la gigantesque Mécanique Globale. Dans ce toboggan vertigineux, chacun tente de se raccrocher à son ennemi intime, à une idéologie, à un dogme, à des valeurs. Sous les coups de boutoir du Monde, les solives familières du psychisme de bitasyon cèdent sans crier gare ; Tout est à redéfinir en sachant qu’il n’existe aucune garantie capable de couvrir nos risques. Mais il nous faut pourtant choisir… Alors peut-être est-ce l’occasion de faire le grand ménage. De massacrer nos préjugés à la tronçonneuse. De dynamiter férocement nos clichés. De décapiter sans pitié nos fantasmes.

Étrangement, tout se passe comme si la Guadeloupe et la France rechignaient à saisir cette chance. Il suffit d’observer comme chacun y va de son masko ou de son petit air de flûte. Les uns, affectant un ton rebelle, tiennent un discours archi convenu du genre : « Tous les Noirs ils sont beaux, tous les Noirs ils sont gentils ! Tous les Blancs ils sont méchants… » Et ça nous fait tellement plaisir ! Les autres, rajustant leurs écharpes, feignent de maugréer : « Tout ça relève de la responsabilité de l’Etat… » Et ça nous dédouane bien confortablement. Un troisième, entre deux avions, nous susurre mielleusement : « Ah ! Césaire, quel poète ! Sans vouloir vous influencer, je vous conseillerai d’opter pour le 74… » Et ça nous rend perplexes…

Peut-être est-il temps pour nous d’Exister là où l’on ne nous attend pas.

Peut être est-il temps de ne plus croire que la mondialisation n’est pas notre affaire, car telle le nuage de Tchernobyl, elle se serait arrêtée aux frontières de l’Hexagone.

Peut être est-il temps de savoir que l’argent et la richesse ne se créent pas par génération spontanée. Que nous avons aussi besoin de bourgeois, de chefs exigeants et de riches investisseurs. Ex nihilo, nihil…

Peut être est-il temps d’arrêter le bon vieux : « Nou ka soufè ! Wooooy, nou ka soufè ! » (Toutes couleurs de peau et classes socio-économiques confondues).

Peut-être est-il temps de ne plus gérer nos conflits avec l’État comme si nous étions un pays indépendant ou une nation colonisée exigeant de l’occupant toujours plus d’assistanat, plus de fonctionnaires, plus de règles à marronner.

Peut-être est-il temps de moins se comparer aux States, au Venezuela, à Trinidad, à Cuba (ou à Taïwan pour les plus raisonnables d’entre nous).

Peut-être est-il temps de troquer nos moniteurs monochromes pour des écrans en couleurs. D’oublier que nous sommes équipés génétiquement d’un détecteur de géreurs, de commandeurs et autres nègres-à-blancs.

Peut-être est-il temps d’abandonner la nostalgie de la chicote et du régime de Vichy (Tan Sorin, Tan Wobè… Sa té bel ! Nou té byen, papa !) De sortir du discours : « Nous ne devons rien à ce carriériste de Victor Schoelcher ! Nous nous sommes libérés tous seuls… » De ne plus s’imaginer que Louis Delgrès était séparatiste.

Peut-être est il temps de confier à des Noirs des postes de hauts responsables avec la compétence, la qualification et la rigueur comme seuls critères de sélection.

Peut être est-il temps de penser (panser ?) notre histoire plutôt que la ressentir.

Peut être est-il temps que nous souffrions qu’on apporte la contradiction à nos propos contradictoires. D’admettre qu’au pied du mur, le mot « indépendance » nous flanque la grande diarrhée. Mon grand-père nationaliste le savait déjà.

Peut-être est-il temps de sortir du Déni. D’assumer enfin que nous sommes français dans les faits et dans les choix mais qu’il ne s’agit pas pour autant d’une situation figée. Car toute la Caraïbe est au courant, sauf nous…

Peut-être est-il temps de voir que la vie est un chemin dangereux avec, au bout, la mort comme seule certitude.

Peut-être est-il temps pour nous autres, artistes, de ne plus nous exiger « bêcheurs d’une unique race » et qu’enfin « nos pieds s’arc-boutent pour une remontée fantastique » non plus seulement des Nègres mais de tous les fils et filles de Guadeloupe. Car la ré-Humanité sera toujours à ce prix.

Peut-être est-il temps de se dire que Césaire, Fanon, Rupaire, Walcott, Condé, Schwartz-Bart, Frankétienne et Glissant sont les sages-femmes gigantesques d’un accouchement au forceps qui vient juste de commencer. Mais que bien qu’ils aient rescapé, nourri, relié ce qui paraissait irrémédiablement englouti, nous ne saurions regarder leurs œuvres qu’en tant que commencement, balises, jalons ou étapes. Jamais comme des Bibles ou un Terminus. Ne crions pas « Voici ! » tant qu’il nous reste à admettre que nous avons le droit de n’être que des Hommes.

Peut-être est-il temps de connaître notre ÉQUI-LIBRE.

Ne nous déplaise, nous sommes tous comptables de cette année 2009. Il nous faut désormais l’assumer comme des grands et boire la dame-jeanne jusqu’à la lie. Quand j’entends les uns et les autres se balancer des noms d’oiseaux, je me dis : « OK, tou sa byen bel… Mais qu’est ce qu’on fait maintenant ? Tout de suite ? Pour notre jeunesse ? » Car là est selon moi notre plus grand ratage, notre avortement gargantuesque, la bombe à neutrons qui va très rapidement nous exploser au visage. Plus de 1000 jeunes quittant chaque année le système scolaire sans diplômes ni qualifications ; quel festin pour les trafiquants de tous bords ! Quelle manne pour les populistes de tous poils ! Quel régal pour les marchands de verroterie mondialisée ! Quelle aubaine pour les gourous en toc !

Comment expliquer à un ado dont les parents ont toujours vécu entre minima sociaux et jobs au noir qu’il est vital de bosser dur, même en sachant qu’on ne deviendra jamais un riche « pagna » ? Que le plus important dans la vie n’est ni le dernier kit NO2 avec ROM sport ni l’ultime processeur sextuple cœur d’Apple ? Que Second Life ou GTA n’ont rien de la vie réelle ? Que les clients Torrent ou
les dernières Nike ne feront jamais de lui un Homme ? Que l’american way of life, fut-il « Black », n’est qu’une chimère ? Qu’élever un gosse est aussi crevant que gérer une S.A.R.L. ? Que Bob Marley était d’abord un monstre de rigueur et de travail dont le génie ne devait rien au cannabis ? Que mater son écran télé, ordi ou cellulaire, c’est toujours regarder le fruit du labeur d’un autre ? Comment leur faire sentir que leurs progrès et leurs échecs nous touchent ? A la maison comme à l’école, les doter d’outils indispensables au traitement des messages contradictoires qui les assaillent ? L’éducation. Encore l’éducation. Toujours l’éducation…

Si les indépendantistes ont de vraies idées, soyons preneurs ! Si les légitimistes ont de vraies solutions, soyons preneurs ! Mais, l’exemple venant d’en haut, gardons à l’esprit que notre jeunesse nous observe et qu’elle n’est pas dupe. Elle voit clairement que nous sommes tout sauf des adultes « sans combines ».

Nous avons (et je pèse mes mots) la prétention d’être un peuple plutôt qu’une « simple » population. Encore faudrait-il, pour que ce soit exact, que nous sachions qu’une dynamique collective est bien plus qu’une somme de revendications personnelles ou catégorielles. Sauf à nous voiler la face, il faut admettre que nous faisons depuis bientôt un an la démonstration magistrale de notre refus de vivre ensemble et de parler d’une seule voix après confrontation d’idées. Se pourrait-il que nous attendions de l’État, ou de cette pseudo France intemporelle et mythique qu’ils nous accordent, nous imposent, ou pire, nous achètent notre propre paix sociale à coups d’euros ou de baguette magique ?

Comment peut-on s’imaginer être un Peuple (a fortiori une Nation) lorsque l’on peine déjà à vouloir exister en tant que société ? En tant que communauté ? Notre hiérarchie sociale historiquement basée sur des critères « de classe et de race » ne freine pourtant en rien nos foisonnantes et rocambolesques histoires de fesses (Les âmes dénuées de fesses liront « d’amour »).

En la matière et anba fèy, nous ne regardons ni grade, ni qualité, ni couleur, ni idéologie, ni confession. Nou ka fouté adan san manman ni papa ! C’est le cas de le dire… Il en va de même pour cette pwofitasyon à tous les étages et au moindre échelon. Menm biten, menm bagay pour cette culture du passe-droit. Elles sont, avouons-le, un vice encouragé par l’Etat comme par nous-mêmes. Suivez mon regard. Et qu’on ne me dise pas qu’en dehors du kokolo et des petits arrangements entre amis, nous sommes incapables de faire bouger les lignes au bénéfice du plus grand nombre.

Nous sommes 480.000 sur une petite île exposée aux cataclysmes sismiques et climatiques, dont la population n’ira pas diminuant. Nous disposons de 1.780 km² pour caser le logement, l’Éducation, le commerce, l’industrie, l’agriculture, les établissements médicaux, l’administration, le parc naturel, les infrastructures sportives, l’hôtellerie, les zones de production d’énergie renouvelable, etc. Le tout en restant véyatif à ne pas dégrader plus avant notre santé et notre environnement. Tout ceci a un coût. (Eh oui ! toujours cette maudite Réalité !) Les enjeux sont donc colossaux et nous n’avons que trop éludé notre devoir de lucidité et de discernement. Face à la quadrature du cercle, le moment est venu d’être futés. D’être affûtés. D’être pointus. D’avoir l’ouïe fine et le regard perçant. Car nous allons devoir nous battre et morfler tous ensemble. Mais peut-être avons-nous, en fin de compte, besoin d’adversité pour faire peuple ? Quitte à la créer nous-mêmes ? Ouais… en fait, sé dwèt èt sa…

Si ma croyance est qu’Elie Domota n’est qu’un mythomane, alors je ne paie pas mes factures en Guadeloupe.

Si ma croyance est que Victorin Lurel n’est qu’un « incompédant » n’ayant plus voix au chapitre, alors je méprise objectivement la démocratie et je table sur la profonde bêtise des guadeloupéens.

Si ma croyance est que Marie-Luce Penchard n’est qu’un des multiples avatars de Magloire Pélage (qui décidément à bon dos), alors je cède à mes pulsions d’autodestruction et j’admets ma propre peur du grand sorcier Blanc.

Si ma croyance est que Christian Viviès, Maryse Mayéko et Willy Angèle ne sont qu’une bande de soukouyan mandatée par des goules béké assoiffées de sang noir, alors je me trompe pathétiquement d’époque et de cible.

Si ma croyance est qu’Ernest Pépin n’est qu’un vieux cabotin moraliste connaissant mal son peuple, alors je dois d’urgence (ré) apprendre à lire.

Si ma croyance est que Jacky Dahomay n’a rien à nous enseigner, alors je commets la même erreur que ceux qui ont laissé pourrir Vélo pour ensuite l’encenser et s’en servir comme d’un emblème.

Si ma croyance est que Dominique Coco n’est qu’un petit saltimbanque fielleux au cerveau embrumé par la ganja, alors je souffre de surdité aiguë.

Si ma croyance est qu’Ary Encelade n’est qu’un idolâtre du Veau d’Or, traître à sa « race », alors j’avoue implicitement que la réussite des miens me dérange en tant que révélateur de mes propres limites.

Si ma croyance est qu’Alain Lesueur n’est qu’un larbin aliéné de l’énarchie assimilatrice, alors j’ampute la Guadeloupe des techniciens trop réalistes.

Si ma croyance est qu’Errol Nuissier n’est qu’un cuistre usurpateur à la solde de Kolonyalis Fwansé, alors j’ignore l’essence même du concept de Révolution.

Car tous ces gens que j’érige en archétypes, malgré leurs imperfections, leur occasionnelle mauvaise foi, leurs difficultés à s’affranchir du dogme, leurs approximations, leurs contradictions, leur ambivalence, leurs ambiguïtés, leurs errements, bref, leur Humanité, sont autant de parts de moi-même. Je les revendique MIENS et ne suis pas encore malade au point de m’auto dégueuler dessus. Ce que je veux m’efforcer de retenir, c’est leur capacité d’engagement, de combat et d’endurance. Car leur intelligence, leur expérience (et celles de bien d’autres) sont cruciales pour l’avenir de la Guadeloupe.

Elles possèdent individuellement des détails dont nous avons grand besoin pour affiner notre vision d’ensemble. Des clés qui nous permettront d’ouvrir les portes en finesse plutôt que de nous évertuer à défoncer des remparts à la petite cuiller. Puisque le moment semble venu pour nous d’innover, attendons d’eux tous, ou mieux : exigeons qu’ils aient chacun le courage de nous dire « Non, je n’ai pas la science infuse et aucune de nos problématiques ne peut se régler en un bat zyé. Oui, j’ai pu commettre des erreurs, mais en réalité rien n’est simple et j’ai cruellement besoin des autres pour m’aider à faire le tri et trouver des solutions pérennes à nos problèmes de fond ».

Dans ma jeunesse, j’aimais ce slogan de l’UPLG qu’on lisait partout sur les murs : « Asé pléré ! Annou Lité ! » Et si, pour une fois, nous l’appliquions vraiment ? A commencer par nos nationalistes ? Et si nous entendions enfin le verbe Lyanné comme « s’Unir » plutôt que comme « serpenter », « se contorsionner » ou «
 louvoyer » ? Et si nous profitions de ce fugace instant, de cette fenêtre où se lézardent toutes nos précieuses illusions pour tracer enfin un plan viable en toute lucidité ? Contrairement à nos cousins martiniquais et guyanais, nous disposons d’un sursis pour élaborer ne serait-ce que l’embryon d’un projet crédible. Au terme de notre réflexion, nous devrons nous prononcer sur le changement de statut (quo ?) permettant de gérer au mieux les affaires locales. Après avoir « snobesquivé » (moi le premier) les Etats Généraux, aurons-nous le courage, la décence de rentabiliser cet ultime délai ? A moins que nous ne souhaitions secrètement que Sarkozy le fasse pour nous ?

Notre île n’a jamais eu besoin des hommes ni de leurs vaines querelles pour exister. Les pacifiques Arawaks ne sont, hélas, plus là pour en témoigner. Pour un esprit sensé, il ne fait aucun doute que le microscopique bout de terre qui nous héberge se porterait beaucoup mieux sans nous tous. Si perdure notre entêtement de sourds-aveugles aux parcelles de clairvoyance que détient chaque femme, vyé ko ou enfant, employé, patron, élu, citoyen, blan péyi, asiatique ou zendyen, alors nous ne méritons pas la Guadeloupe. Et croyez-le, mes Frères, l’Histoire n’épiloguera guère sur notre glorieux épisode autoproclamé.

Dominique DOMIQUIN
Goyave, le 01/11/2009

Nous avions déjà publié sur notre site en septembre 2009 « L’oeil du cyclone », un autre texte de Dominique DOMIQUIN.

1 Commentaire

  1. kiout

    Bonjour,

    Je fais mienne la contribution de Dominique DOMIQUIN. Si on cherchait un esprit éclairé, je crois qu’il est tout trouvé.
    Il s’agit bien d’une vision humaniste dans toute sa profondeur, globalité, tenir compte de tous et de la réalité qui fait de nous des TERRIENS. Si notre pays Martinique devrait profiter d’un développement endogène il ne pourra se faire en tenant compte de l’ensemble franco-européen auquel nous appartenons. Et ce ne sera aucun chiffre de statut qui nous permettra d’avancer. Nous avons au préalable à apprendre à être autonome pour accéder l’autonomie et cela au-delà des querelles idéologiques ou combat de personnes.

    Oui cela concerne la Guadeloupe mais cela est tout à fait applicable à la Martinique.
    Donnons raison à l’adage: "Gwadloup, Matnik: menm biten menm bagay!"

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *