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In memoriam Roger de JAHAM

Par Dominique DOMIQUIN

J’étais de passage en Martinique. J’avais mis Roger au jusparce qu’il insistait depuis plus d’un an pour qu’on se voie. Ki lè ou ka rivé-ya ? Man kay vini chèché’w laréyopô ! m’avait-il écrit la veille… Awa Roger, pa kasé tèt a’w. Dis-moi juste oùsont tes bureaux, je trouverai mon chemin, répondis-je.  Dans l’avion qui quittait la Guadeloupe, je me demandais si j’avais bien fait d’accepter la rencontre. Ça peut paraître bizarre maisjusqu’ici, nous n’échangions que par mail. 

Ka ou fè timal ! M’accueillit-t-il d’une voix traînante mais enjouée. La poignée de main fut franche. On s’est fixés pour se jauger. La poigne d’un homme c’est sa signature. Certains parviennent à la contrefaire avec de l’entrainement mais ce n’était pas le cas du type en face de moi. Fout ou gran ! Fout ou kôsto ! C’est rare que quelqu’un me regarde de haut ! m’avoua-t-il éberlué. Je lui dis de calmer sa joie ; que je n’étais pas un mandingue huilé qu’il achetait sur le marché. Ma mauvaise blague le fit tiquer. Sur la route embouteillée, on a parlé créole, créolité, créolisation… Mais surtout de ma Guadeloupe aimée et de sa Martinique qu’il peinait à quitter plus de deux jours. Roger n’était pas un intello. Pas son truc. Mais il essayait de comprendre ces idées idéales auxquelles il se sentait une adhésion naturelle. Ou pa fen ? An nou ay manjé ! Il était 13h, j’ai accepté.

En réalité ça me gênait d’être vu dans la bagnole d’un béké. En particulier celui-là. Une grande gueule qui n’arrêtait pas de l’ouvrir et qui semblait relativiser toutes les souffrances des noirs avec un flegme qui frôlait la désinvolture. Monter dans sa caisse, manger ce steak frites avec lui ça me gênait. Car malgré tous mes beaux discours sur la nécessité de dépasser nos préjugés entre nègres et békés, la blessure entre nous était là, quasi palpable : La mémoire de l’institution particulière. Celle-là même qui nous unissait, nous opposait, faisait qu’il était lui mais pas que ; et que j’étais moi et tous les miens.

Roger et moi, on savait rigoler mais la plupart du temps… on s’engueulait grave ! Surtout à cause de son putain de caractèrede sanglier, de ce besoin qu’il avait d’aller systématiquement à la castagne inutile, de sa manie de vouloir tout prendre à la hussarde comme un entrepreneur : Action, vitesse, agressivité, riposte médiatique, il adorait ça, mais ça desservait totalement son combat. On n’impose pas la paix aux gens d’un coup de baguette magique. Self made man ou pas, progressiste ou pas, un béké riche et puissant ne peut pas débarquer du jour au lendemain et nous demander à nous, descendants d’esclaves brutalisés par ses ancêtres, écrasés sous un chômageendémique depuis nanni-nannan, humiliés par des siècles decolonisation raciste, qu’on se fasse des bisous au son de la mazurka sous le doux soleil couchant des tropiques.

Disons qu’on avait chacun un côté cash, éruptif, mais qu’entre nous la lave ne mettait pas longtemps à refroidir : « On ne peut pas se regarder éternellement en chiens de faïence. L’affrontement racial larvé ou les jacqueries pseudo-révolutionnaires entre deux périodes de léthargie plombent tout le monde. Le comportement d’un individu ne doit pas salir l’ensemble du groupe qu’il soit noir ou béké. L’endogamie volontaire est une pure connerie. Et pendant que nos pays coulent à pic nous demeurons infoutus de nous mettre ensemble pour réussir ! » martelait-il. Certes, mais je n’aimais pas sa manie de vouloir forcer la main à ceux qui partageaient son constat. 

Roger le titan avait l’inimitié tenace : il enrageait que je défende le foudre de la créole-trinité : le terrible Raphaël CONFIANT. Mon rêve caché était de faire débattrepubliquement ces deux crabes bôkô à gros mordant. Evidemment, je me fourrais le doigt dans l’œil ! D’autant qu’ils s’étaient rencontrés des années auparavant sans succès.Etait-ce parce que CONFIANT veut une Martinique martiniquaise quand JAHAM se voyait authentiquement français ? Ou parce que le chaben mouche-rouge reprochait au béké sanguin d’aller trop vite en besogne ? De vouloir se réconcilier trop gaiement, tourner la page sans mettre à plat publiquement le rôle des békés de caste dans les douleurs de la Martinique présente et passée ? 

Roger aimait son île et  les Martiniquais. S’il n’était pas naïf en matière de coups tordus dans le milieu des affaires, ilpréférait en politique les lignes droites aux chemins tortueux.Historiquement, il fut le premier béké à dénoncer l’esclavage des noirs comme « une saloperie ». On dira qu’aujourd’huic’est facile pour ces gens-là, mais en vrai ça ne le sera jamais. Car condamner cette part ancestrale qui vous constitue demande lucidité et courage. Il ne s’agit pas de plaindre les békés, de braire que ce sont des gens formidables, de compatir à leur souffrance réelle ou feinte d’être issus d’ancêtresmauvais. Ni de croire sur parole que tous ne sont pas racistes. Inepties que tout cela. L’honnêteté commande juste de reconnaitre que ceux qui bien avant la loi française ont reconnu l’esclavage comme crime contre l’humanité ; et tenu à célébrer son abolition à la date voulue par les noirs de Martinique méritent le respect. Ni plus, ni moins.

Malgré l’insistance de Roger ce jour-là, je n’ai pas rejoint l’association « Tous Créoles ». Je crois qu’un bel avenir s’ouvre à eux mais ma liberté de parole, de ton, de mouvement, d’intuition, que je chéris par-dessus tout, leur aurait plus nui qu’autre chose. Roger nous a quittés depuis, à 68 ans, fauché à fond la caisse comme il avait vécu. Il m’afallu plus de quatre ans pour écrire que, parfois, limer ma cervelle contre la sienne me manque. Car il avait des clés, comme tant d’autres, pour m’aider à comprendre ce qui nous arrive en pleine mondialisation. Que va-t-on penser de moi ? Est-ce que je trahis mes ancêtres esclaves ? Est-ce qu’on va me traiter de nègre à blancs pour les siècles des siècles, amen ? Laquelle de ces lignes servira à me condamner demain ? Derrière mon clavier, je me suis demandé ce qu’aurait dit Roger en la circonstance. Et dans la nuit, j’ai cru entendre le rire moqueur du bougre par-dessus mon épaule : « Premièrement, frè-la, pran rèsponsabilité’w ! Deuxièmement : dèpi kitan ou mélé é sa moun ka pansé ? Tchip ! Vréyé bann bèf-tala chyé épi fè zafè’w ! »

Wojé, ou viré-monté an Galilé. Si ou vwè lôm Jan BERNABE bo’y ban mwen dèyè tèt, é si ou jwenn sé zansèt an nou-la, di yo nou la. Nou pôkô ansanm-ansanm, sa nowmal, sa ké prantan, mé fout la penn vo, fout !

D’un créole de Gwada à un créole de Mada : Lonnè èk rèspé.

Fos pou fanmi a’w.

Dominik

Le 17 décembre 2021

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